Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/278

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voulu céder à ses hôtes sa propre chambre, rôder autour des dormeurs, interroger leur sommeil et s’inquiéter de leur bien-être, sans songer qu’il leur avait suffisamment sacrifié le sien.

Nous avions promis à don Iñigo de lui donner une journée tout entière. Aux premières clartés de l’aube, chacun abandonna les douceurs de sa couche, se hâta d’avaler une tasse de chocolat écumeux, et, le fusil sur l’épaule, se dirigea vers les bois qui couvrent les premières pentes de la montagne et abritent sous leur ombre une vaste plantation de café. Nous n’avions point encore pénétré sous des voûtes aussi grandioses. Mille arbres touffus et toujours verts s’élançaient au-dessus des buissons chargés de baies écarlates. Rien dans cette nature vivace ne rappelait l’Europe ; les oiseaux avaient d’autres chants, le feuillage même avait un autre murmure ; tout était étrange, tout était nouveau, et la nouveauté est un grand attrait. Pendant que les Indiens répandus dans la plaine battaient les grandes herbes et poussaient les sangliers vers la lisière du bois, j’avais atteint les bords du ruisseau qui donne la vie à cette belle propriété. La rive que je suivais formait la limite des défrichemens ; sur la rive opposée s’étendait à perte de vue une forêt vierge. Des troupes de singes gambadaient au milieu du feuillage, ou sautaient de branche en branche pour aller se perdre dans la sombre épaisseur du bois. Je ne m’arrachai pas sans regret à ce magnifique spectacle pour rejoindre le gros des chasseurs.

La chasse avait fait peu de progrès. Les sangliers bourraient les chiens et refusaient de sortir de leur fourré. D’un autre côté, les Anglais, qui avaient pris leur poste à l’un des angles du bois, inspiraient des inquiétudes sérieuses à leurs compagnons. Esos Ingleses, disaient les fils du pays (los hijos del païs), ces Anglais sont gens à prendre un homme pour un sanglier. Aussi les plus intrépides n’avançaient-ils dans le bois qu’en se couvrant à chaque pas par le tronc d’un arbre. Un Indien envoyé à la découverte avait rencontré les hérétiques assis à terre con los piès tendidos, les jambes étendues. Aux yeux d’un Tagal, qui ne s’assied jamais que sur ses talons, cette posture insolite était une circonstanee à noter. Enfin don Iñigo arriva, et, quand il apprit où en étaient les choses, il jura qu’il aurait raison de l’opiniâtreté des marcassins. C’était au milieu d’un marais tout couvert de longs roseaux desséchés que les sangliers faisaient tête aux chiens et aux Tagals. À un mille à la ronde, don Iñigo fit mettre le feu aux herbes. L’incendie ne tarda guère à se propager. La flamme, la fumée, le craquement des roseaux qui éclataient comme des artifices obligèrent les sangliers à sortir de leur bauge. Malheureusement toutes les issues n’avaient pas été gardées : la plupart des hôtes du marais s’échappèrent de droite et de gauche, et une laie monstrueuse tomba seule sous les coups d’un officier anglais qui l’avait attendue con los pies tendidos.