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s’élevant comme des cairns calédoniens ou des tumuli grecs au milieu des champs déboisés, variaient seuls l’uniformité de l’horizon. Nous avions encore une heure de jour devant nous, quand nous arrivâmes à la ferme de Calauan. C’était le moment où l’on achevait la récolte des cannes à sucre. Ces superbes roseaux tombaient de toutes parts sous les faucilles; des buffles au front déprimé, à l’œil terne, à la lèvre pendante, véritable emblème de l’abrutissement ou de la résignation, parcouraient la plaine, et traînaient d’un pas lent les gerbes renversées jusqu’au moulin dont un cours d’eau rapide mettait la roue en mouvement. Don Iñigo avait besoin de présider lui-même à ces importans travaux; aussi fut-ce au milieu des plus graves occupations d’un planteur que nous le surprîmes : je n’ai point en ma vie rencontré une plus verte et plus joyeuse vieillesse que celle du riche propriétaire de Calauan. Don Iñigo avait consacré des capitaux considérables à l’exploitation de cet immense domaine. Le succès était loin d’avoir répondu à ses efforts, et sa gaieté n’en avait point été altérée. Don Iñigo était de ces hommes que la mélancolie ne saurait atteindre, dont l’égalité d’ame défie the slings and arrows of outrageous fortune. La rumeur publique nous avait appris les persécutions qu’avait values à ce charmant vieillard son prétendu scepticisme, les mécomptes que lui avait attirés sa confiance. Ses lèvres n’en avaient gardé aucun fiel; son cœur même en avait perdu le souvenir. Don Iñigo nous accueillit avec ce calme bienveillant qui ne trahit ni l’effort ni la surprise. Sa réception fut celle de l’Arabe qui voit l’étranger entrer dans sa tente, et n’a besoin que d’un geste pour l’inviter à prendre sa part du plat de couscoussou. Aimable patriarche, qui souriait à toutes les misères de la vie, et s’amusait de l’ingratitude et de la mollesse de ses Indiens, comme un père des malices de ses enfans !

Nous passâmes près d’une heure à voir la canne s’écraser sous les meules, à suivre le jus qui coulait à flots et que des Indiens transvasaient d’une cuve à l’autre. Le liquide verdâtre s’épaississait et se purifiait à chaque passage. Du dernier fourneau, il passait dans les formes où une croûte épaisse recouvrait bientôt le sirop cristallisé. Distraits par le curieux spectacle de ces opérations, nous atteignîmes sans nous en apercevoir f heure du souper. En rentrant à la ferme, don Iñigo y trouva de nouveaux convives. Des Français, des Anglais, des Allemands se trouvèrent ce jour-là réunis à la même table. La ferme de Calauan était l’oasis où tous les voyageurs venaient fatalement aboutir. Il fallut trouver des lits pour ce flot de touristes. Aux Philippines, la chose est plus facile qu’ailleurs : une natte en un coin, un oreiller, s’il s’en trouve, et les devoirs de l’hospitalité sont remplis; mais la conscience de don Iñigo s’accommodait mal de la costumbre del païs, et, pendant une partie de la nuit, nous vîmes ce bon vieillard, qui avait