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recueillie dans un tube de bambou et soumise à la distillation, circule sous le nom de tuba dans toutes les fêtes des Indiens. Le trésor public doit au monopole de ce vin de coco un revenu de 3 ou 4 millions de francs. Les districts de Majaijai et de San-Pablo, dans la province de la Laguna, produisent en abondance la tuba, qui doit être portée à Pagsanjan, où deux employés de l’administration sont chargés de la recevoir. Ce fut un des passe-temps de notre soirée de voir les Indiens arriver l’un après l’autre avec leur provision de vin de coco, pendant que deux employés, du haut de leur estrade, acceptaient ou rejetaient ce produit d’une grossière industrie et faisaient verser dans de vastes foudres la liqueur qui avait atteint le degré de distillation convenable. Quand on saura que c’était la renta de vinos y licores qui nous sauvait à Pagsanjan des chances désastrcusts d’une nuit passée à la belle étoile, on cessera de s’étonner de l’intérêt que nous prenions au succès de ses opérations.

Quelques nuages cependant vinrent voiler la face du soleil : nous profitâmes de cette heureuse circonstance pour visiter la ville. Quand nous eûmes gravi la rampe qui conduit du débarcadère au sommet du plateau, nous nous trouvâmes sur la route de Santa-Cruz et au centre du quartier qu’habite la population métisse. Le riant aspect de ce quartier, où semblaient régner des habitudes d’ordre et de bien-être inconnues aux Tagals, nous rappela un instant les gracieux campongs des Moluques. Le sordide spectacle des ruelles fangeuses où vit agglomérée une partie de la population de Manille fait peu d’honneur à l’administration espagnole; mais le village de Passig et celui de Pagsanjan ne seraient pas désavoués par un résident hollandais.

La nature des tropiques est féconde en merveilles. A l’intérêt qu’eût pu nous offrir une seconde journée passée à Pagsanjan, nous préférâmes le coup d’oeil pittoresque que devait présenter au-dessus de ce village le cours de la rivière brusquement resserré entre deux chaînes de montagnes. Quelques heures de repos nous avaient fait oublier nos fatigues, et le soleil était encore caché derrière l’horizon, que déjà nos pirogues luttaient avec énergie contre le courant du fleuve. Bientôt une barrière de galets vint nous arrêter. Nos efforts réunis firent franchir au plus léger de nos esquifs ce premier obstacle. D’autres digues ne tardèrent point à se présenter : nous les détruisîmes. Dans l’eau jusqu’à la ceinture, nous écartions lus blocs de lave, nous ouvrions une brèche que le courant du fleuve se chargeait quelquefois d’élargir, et notre pirogue, engagée à l’instant dans le canal que nous avions creusé, se retrouvait au centre d’un bassin dont l’œil avait peine à mesurer la profondeur.

Les rives n’avaient point cessé de s’élever depuis notre départ. Nous voguions maintenant entre deux murailles de deux ou trois cents pieds de hauteur, murailles si abruptes, si nettement tranchées, qu’on eût