Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/256

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’ébranlent; le pont du Passig frémit sous les roues de cent voitures : toute la population blanche s’est donné rendez-vous sur la Calzada. Cette promenade contourne les glacis de la ville et se prolonge jusqu’à la plage; la brise du large y rafraîchit l’atmosphère de son dernier souffle. Après avoir tourné long-temps dans le même cercle, les voilures s’arrêtent enfin sur le rivage, faisant face à la brise. Là, chacun, la bouche béante, jouit en silence de son bonheur; on rêve, on s’égare au-delà des mers, on respire! C’est surtout dans les premiers jours du mois de mars, quand déjà l’été s’avance à grands pas, que l’on peut savourer la volupté de ces instans de bien-être auxquels la chaleur excessive de la journée ajoute un nouveau prix. Une gracieuse coutume rassemble, deux ou trois fois par semaine, sur la Calzada, les musiciens des régimens indigènes dont l’oreille malaise saisit avidement et retient avec une facilité surprenante les mélodies qu’on lui fait entendre. Les motifs des Puritains ou de la Lucia se mêlent alors au bruissement de la vague; on dirait que le flot même a subi l’empire de cette ravissante harmonie, et prend soin de ne pas troubler la sérénité d’une si belle heure.

C’est la race malaise qui semblait appelée à posséder l’Archipel indien. Les Européens n’ont pu s’établir dans ces contrées qu’à la faveur d’une énergie habituée à méconnaître toutes les barrières, à triompher de tous les obstacles. Pour le Tagal au contraire, l’île de Luçon est la terre promise. Du riz et quelques poissons séchés au bord de la rivière suffisent à sa nourriture. Pour la somme de 35 centimes, il fait trois repas par jour. Il dépense à peine 100 francs pour élever le toit de nipa sous lequel il repose; quatre piliers de palmier sauvage soutiennent ce modeste édifice. Des lattes de bambou, supportées par quelques traverses à cinq ou six pieds de terre, lui font un parquet élastique et luisant. Un mortier et deux pilons destinés à dépouiller le riz de son enveloppe, une natte étendue dans un coin, deux ou trois jarres de terre, des tronçons de bambou et des écales de coco, économiques et fragiles ustensiles de ménage, quelquefois une table et deux ou trois chaises grossièrement travaillées, une image de saint appendue à la muraille, tel est l’ameublement de la plupart des maisons tagales. Le costume des Indiens n’est pas sans richesse, mais c’est l’industrie nationale qui en fait tous les frais. Les habitans de Luçon ne consomment pas pour 4 francs par tête d’articles étrangers. La feuille de l’ananas, les couches fibreuses d’une espèce de bananier, les longues palmes du nipa, le coton de Batangas, leur fournissent des étoffes dont la légèreté et la fraîcheur sont merveilleusement appropriées au climat. Sous le nom de piña, de nipis, de sinamaïe, ces tissus indigènes ont fini par trouver le chemin de l’Europe, où leur réputation commence à s’établir. Les pieds nus, la tête couverte, — à Manille d’un