Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que Bristol eût produit des peintres et des poètes ignorés ; puis, averti déjà par la récente supercherie de Macpherson, dont il avait été dupe quelque temps, il conçut des doutes sur l’authenticité d’un chant composé en l’honneur de Richard Ier absent ou prisonnier. Il consulta Mason et Gray, qui les confirmèrent sans hésiter, et, dans une réponse encore bienveillante, il ne cacha point ses soupçons à son mystérieux correspondant. Celui-ci répliqua en affirmant de nouveau sa découverte et en redemandant sèchement ses fragmens. Walpole négligea de répondre ; il fit un voyage à Paris et trouva au retour une dernière lettre où la demande était renouvelée en termes blessans. Il renvoya les manuscrits sans répondre. Chatterton irrité ne lui pardonna pas ; il se vengea comme se venge un auteur offensé ; il introduisit dans quelque conte un érudit sceptique qu’il appela le baron d’Otrante ; puis, l’année d’après, il vint de Bristol à Londres, il écrivit, il s’agita, il languit, et enfin il s’empoisonna au mois d’août 1770. Walpole n’en avait plus entendu parler, et il ne songeait guère à l’incident qui le regardait, lorsque deux ans après il lut, dans une édition des Œuvres diverses de Chatterton, que le poêle était mort faute de secours, qu’il avait en vain imploré la générosité d’un grand personnage, et que l’insensibilité de Walpole était la cause de sa fin. L’atteinte était rude pour une ame irritable qui se sentait innocente. On renouvela le reproche de divers côtés ; les poètes n’avaient pas alors perdu l’habitude de mendier et de recevoir. En cela, ils étaient encore du XVIIe siècle, et l’orgueil des protecteurs attitrés pouvait se reprocher un abandon même involontaire. Walpole, offensé, fut obligé d’écrire aux journaux ; il multiplia d’importunes apologies. D’abord Rowley n’existait pas (et c’est, malgré de longues et vives controverses, l’opinion qui a décidément triomphé). il avait donc soupçonné qu’on le voulait prendre pour dupe. On ne devait pas encourager le mensonge. Puis Chatterton ne lui avait rien demandé ; il n’avait point parlé de son dénûment ; son talent ne pouvait se deviner par avance. Ce n’était d’ailleurs qu’après avoir quitté sa province, ce n’était qu’à Londres, environ deux ans après leur correspondance, qu’il avait conçu et accompli la pensée d’un suicide. Enfin il y avait absurdité à rendre Walpole responsable de la mort d’un inconnu. Son innocence, en effet, nous semble évidente, et l’on est aujourd’hui unanime pour l’absoudre ; mais il lui fallut se défendre à plusieurs reprises. Son esprit dédaigneux, son caractère ombrageux ne le faisaient pas aimer. Il était peu généreux envers les artistes ; il soutenait systématiquement que les auteurs ne doivent point avoir de patrons, et il se conduisait en conséquence. La mort de Chatterton fut donc exploitée contre lui. Au reste, ce suicide célèbre, qui ne peut être plaint qu’à la condition d’être blâmé, a de tout temps servi d’acte d’accusation contre la société. L’égoïsme règne assurément, et ni