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choisissez-les tels que vous voudrez ; je suis roi, je puis vous en procurer. » N’importe, la lettre fut montrée à Helvétius et au duc de Nivernais, elle courut Paris et mit son auteur à la mode. Lui-même il la transmit à Conway, et elle parut dans le London Chronicle, auquel, en arrivant peu après en Angleterre, Rousseau ne manqua pas d’adresser une réclamation solennelle. Au bout de six mois, il était, comme on sait, brouillé avec Hume, et il s’en prenait à lui de ce que la moqueuse lettre avait été écrite ou publiée. Hume invoqua le témoignage de Walpole, qui le lui donna avec une certaine hauteur. Sa réponse contient ces mots : « J’ai un profond mépris pour Rousseau, et suis parfaitement indifférent à ce que les literati de Paris pensent de cette affaire. » Son indifférence n’était pas telle que, la querelle de Hume et de Jean-Jacques ayant, contre son espérance, donné lieu à une polémique imprimée, il ne se plaignît au premier de ce qu’il avait publié tout cela, prononcé son nom, cité sa lettre. Il s’ensuivit une correspondance aigre-douce de laquelle il sortit brouillé avec Rousseau, Hume et d’Alembert, plus que jamais enragé contre les literati et les philosophes, expiant lui-même désagréablement l’importance fort littéraire qu’il attachait à ses amusemens de société, et accusé, en fin de compte, d’avoir abusé de sa situation élevée et indépendante pour se moquer d’un pauvre homme proscrit pour son génie, malheureux par son caractère, au moment même où il invoquait cette hospitalité britannique qui n’a manqué jamais aux exilés. « Je m’amuserai beaucoup, écrivait l’évêque Warburton, de voir un fou aussi séraphique que Rousseau (so seraphic a madman) attaquer un fat aussi insupportable que Walpole, et je pense qu’ils sont faits l’un pour l’autre. »

On devine comment les prétentions et les dédains de Walpole devaient le faire juger de cette secte écrivante dont il affectait si fort de se distinguer, et qu’il rudoyait et courtisait tour à tour. Il lui en coûta cher quelquefois, et c’est le lieu de raconter un événement un peu postérieur qui lui fit beaucoup de tort et assez de chagrin. Un autre Rousseau, un jeune poète alors inconnu, devenu le type de cette misère particulièrement cruelle que peut engendrer le triste assemblage de la pauvreté, de l’orgueil et du talent, Thomas Chatterton, écrivit en 1769 à Walpole, qui ignorait jusqu’à son nom, pour lui proposer des renseignemens sur quelques anciens peintres qu’il disait avoir découverts à Bristol, sa ville natale, et pour lui soumettre deux ou trois stances de Rowley, moine inconnu du XVe siècle, et dont les manuscrits s’étaient offerts à lui dans un coffre poudreux de l’église de Redcliffe. Il ajoutait qu’il avait dix-huit ans à peine, qu’il travaillait comme apprenti chez un homme de loi, et que cette profession lui était insupportable. Walpole crut que ce jeune homme, qu’il n’avait jamais vu, qu’il ne devait jamais voir, désirait une place. Il s’applaudit d’abord