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beaucoup d’aller camper dans les marais des Bataves ou parmi les hordes de la forêt Hercinienne, passer les nuits couché sur le roc nu ou dans la fange, afin d’avoir l’insigne joie d’égorger quelques milliers de ces bêtes sauvages qu’on appelle des Francs, des Vandales ou des Goths. Je laisse cette tâche à nos gladiateurs, qui s’en acquitteront mieux que moi. Le suprême pouvoir lui-même, le sceptre impérial que vous m’avez montré de loin, mon père, que vaut-il ? Je ne donnerais pas pour le diadème d’Honorius une boucle parfumée de mes cheveux ! Quel plaisir trouve-t-on à voir de plus haut se creuser le gouffre où s’enfonce l’empire, à le sentir échapper de sa main pour s’y abîmer ? À d’autres le soin de mener ces funérailles ! Votre sagesse, mon père, doit s’être aperçue de la décadence qui s’accroît chaque jour ; il faudrait le bras d’un Atlas pour soutenir le poids d’un monde qui s’écroule, et le mien peut soulever à peine et porter à mes lèvres une grande coupe gauloise, bien que remplie d’un vin délicieux. Ô mon père, croyez-moi, ce temps n’est ni le temps de parler ni celui d’agir : c’est le temps de prendre en pitié la gloire des lettres et la vanité de l’ambition. Ce qu’on a de mieux à faire, c’est de se retirer dans un latifundium, sur les bords verdoyans de la Moselle, auprès d’un père vénéré et d’un oncle chéri, et de contempler du temple serein de la sagesse les flots agités de la vie, les passions orageuses et les occupations insensées des hommes. Et si un jour, ce qui pourrait arriver, on se lasse de cette sagesse sublime, il reste à faire une dernière libation à la mort et à l’oubli avec une goutte d’un poison subtil tel que celui qui est sous le diamant de cet anneau ; il reste à fermer mollement les yeux à la lumière et à glisser en souriant dans l’éternelle nuit d’où tout est sorti et où tout doit s’engloutir !

Macer écoutait son fils avec tristesse ; chacune de ces paroles insouciantes ou amères emportait un débris de son rêve. La légèreté de la jeunesse est souvent cruelle pour l’âge avancé : d’un coup de son aile capricieuse, elle renverse les espérances que durant de longues années il a silencieusement nourries. La volage peut chercher de nouvelles illusions ; mais celles qu’elle détruit en jouant sont les dernières, et ne sauraient être remplacées. Lucius ne sentait pas à quel point il déchirait le cœur de son père. Celui-ci, accoutumé à renfermer et à cacher les mouvemens de son ame toutes les fois qu’il ne lui était pas utile de les montrer, ne trahit ni par un mot ni par l’accent de sa voix la douleur profonde qu’il ressentait. Il continua à converser avec Lucius d’un ton tranquille, cachant la blessure qu’il venait de recevoir, et rêvant tout bas aux moyens de s’emparer de l’esprit de son fils et de le ramener à l’accomplissement de ses desseins.

Pour Capito, la première partie de la conversation lui avait été pénible et l’avait réduit au silence. Depuis que l’entretien roulait sur