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avait peint l’homme et sacrifié l’histoire ; de nos jours, on a cherché à peindre l’histoire en sacrifiant l’homme. À laquelle de ces deux écoles appartient Ulysse ? Il est à craindre que M. Ponsard n’ait réussi qu’à réunir les inconvéniens des divers procédés appliqués jusqu’ici à l’étude et à la reproduction de l’antiquité pour aboutir à un genre auquel Voltaire a donné un nom. Ulysse a cela de particulier, qu’il n’y a ni le développement des passions et des caractères où se manifeste la vérité humaine, ni les larges peintures locales où éclate la vérité de l’histoire. Et ce qui est plus singulier, c’est que l’infériorité de l’œuvre nouvelle de M. Ponsard à ces divers points de vue n’est pas compensée par la grandeur du style et l’éclat de la poésie. S’il y a quelque chose d’évident aujourd’hui, c’est que M. Ponsard est moins propre à ressaisir l’inspiration grecque que l’inspiration latine. N’est-il point vrai en effet qu’il faut plus d’instinct poétique, plus de grâce dans l’esprit, plus de vivacité dans l’imagination pour peindre heureusement certains aspects de la vie grecque que pour reproduire les fortes scènes de la vie romaine ? Et ne sont-ce pas là justement les quahtés qui manquent le plus à l’auteur d’Ulysse ? C’est une destinée singulière que celle de M. Ponsard : chacune de ses œuTes nouvelles est écoutée avec intérêt, et son talent semble toujours stationnaire. Lucrèce a été son coup de fortune ; depuis, il n’a point retrouvé cette veine heureuse, et il est fort à craindre que son inspiration laborieuse ne la retrouve pas. Rien ne le prouve mieux, à coup sûr, que le peu de fruit qu’il a tiré de ces grands tableaux de la vie domestique et rustique dont l’Odyssée est l’immortel modèle.

Ce n’est point, du reste, au sujet des poèmes homériques seulement que se peut poser la question de savoir de quelle manière il faut comprendre, étudier et s’approprier les inspirations différentes de la nôtre : c’est au sujet de toutes les grandes poésies. Dans quelle mesure peut-on s’inspirer de Dante, de Shakspeare et même des poètes du xviie siècle, qui sont déjà pour nous des anciens ? Il n’y a qu’un moyen évidemment, qui serait de rechercher leur esprit, de voir comment ils ont exprimé tous les sentimens qui s’agitent au fond de l’ame humaine, de les rapprocher de leur siècle, de s’initier au secret de leurs conceptions et de leurs travaux. Voilà ce qui donne du prix à des études comme celles de M. Guizot sur Shakspeare et son temps, sur Corneille et son temps. Ce sont des essais d’autrefois que l’illustre historien recueille aujourd’hui et qui conservent assurément leur intérêt. De quelque manière qu’on juge M. Guizot sous d’autres rapports, il offre à coup sur le siiectacle d’une grande intelligence appliquée à la politique, à l’histoire, à la littérature. D’autres peuvent amasser de plus amples informations sur Shakspeare et sur Corneille ; nul ne saisit mieux que lui les lois générales du développement intellectuel, et nul ne les retrace avec plus de supériorité, M. Guizot est tout l’opposé d’une école politique qui existe depuis long-temps, école d’hommes d’état qui se piquent surtout d’être des hommes pratiques, et qui, pour le mieux prouver, entretiennent le moins de commerce possible avec toutes les choses intellectuelles. S’ils ont des connaissances, ils les oublient et se hâtent de se débarrasser de ce lest incommode. Nous sommes un peuple tellement mal famé pour son esprit et son amour de la littérature, que nous craindrions de le montrer souvent dans les choses qui passent pour