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année, qu’après avoir long-temps hésité, Carlyle se décida à garder son entière liberté et embrassa la profession d’homme de lettres, profession qu’il a si bien définie lui-même dans sa Vie de John Sterling, « profession anarchique, nomadique, entièrement aérienne et inconditionnée. » Une encyclopédie écossaise reçut ses premiers essais sur Montesquieu, Montaigne, les deux Pitt. La traduction de la Géométrie de Legendre et celle de Wilhelm Meister, dont nous avons parlé, suivirent ces débuts, et bientôt, abondant dans cette direction et creusant cette veine de la philosophie allemande, il publia sa Vie de Schiller, d’abord pièce à pièce dans le London Magazine, dont Hazlitt et Charles Lamb étaient alors collaborateurs. Cette Vie de Schiller, le premier essai remarquable de Carlyle, nous donne bien l’idée de l’état d’esprit de l’auteur à cette période, lorsqu’il était dans toute la fougue de ses élans mystiques et enthousiastes et qu’il méditait une réaction contre les théories matérialistes, sceptiques, qui régnaient alors en Angleterre et qui y ont régné officiellement au moins depuis Priestley jusqu’à Malthus. L’influence de Bentham était alors toute puissante ; l’utile était considéré comme le fondement de la société, le but de toute législation, le mobile légitime des actions humaines. Cette doctrine déshonorante pour l’humanité, bien digne d’être prêchée par l’homme qu’Edouard Gans trouva, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, s’inquiétant encore de sa réputation, au lieu de mettre son ame en état de partir décemment pour l’autre monde, avait deux vices principaux : d’une part, elle pesait comme un cauchemar sur l’esprit de toutes les âmes jeunes et vraiment libérales et généreuses, obscurcissant de son ombre sordide toutes leurs inspirations, accueillant toutes leurs paroles avec un rire sarcastique ; d’un autre côté, elle allait détruisant les bases de la constitution anglaise, minant les pouvoirs héréditaires, infectant les classes moyennes de ses poisons et les excitant contre l’aristocratie. En un mot, cette doctrine salissait la conscience humaine et mettait l’Angleterre en danger. Dans tous les temps, les gens qui pensent et qui font profession de penser peuvent, tout aussi bien que les autres classes de la société, être divisées en deux catégories, les penseurs bien nés et la populace. Bentham était le chef de cette populace, mot qui ne doit être pris, bien entendu, que dans un sens tout intellectuel. Lisez, si cela vous est possible sans dégoût, ce fameux Traité de législation où tous les vices sont pesés dans un des plateaux de la balance utilitaire et toutes les vertus dans l’autre, et vous apprendrez mieux qu’à l’école d’un brahme indien que toutes les actions sont indifférentes. Au moins les crimes et les vertus, dans les immorales théories de l’Orient, ne sont indifférentes qu’aux yeux de l’Être éternel et infini ; mais, dans Bentham, elles sont indifférentes pour l’homme. L’avarice est utile, car c’est un moyen excellent de rassembler des capitaux ; la prodigalité est