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près de lui ou près de nous : peut-être n’y en avait-il pas davantage primitivement; mais son zèle pour ses semblables et son amour de la patrie lui ont donné une force que tous les ingénieux artifices de l’étude ne lui auraient pas donnée, et ont répandu dans toutes ses pages une chaleur, une vie, un mouvement, que les combinaisons, les procédés n’auraient jamais été capables de leur communiquer. Ce n’est pas la première fois que la conscience accomplit de tels miracles. Carlyle a considéré son métier d’écrivain non comme un métier d’artiste, mais comme un métier de soldat, et il a obtenu par ce moyen la puissance d’être un artiste, et un artiste des plus amusans. Rien n’est difficile à suivre comme un traité de métaphysique, ou difficile à comprendre pour ceux qui n’y sont pas habitués comme un plan de bataille; mais à coup sûr rien n’est émouvant comme l’exécution de ce même plan de bataille, comme cette géométrie transformée en action héroïque; rien n’est amusant, se dit-on aussi après la lecture de Carlyle, comme la philosophie en action. Les différens systèmes philosophiques si tristes, si mornes, quand ils sont présentés sous leur forme sèche et abstraite et séparés de l’existence, comme on se plaît à les suivre ici dans leurs principes et leurs conséquences, à travers les friponneries de Cagliostro, les fureurs des jacobins à demi héroïques, le combat de la vie de Samuel Johnson, à travers les longues années méthodiques et sérieuses de Goethe ou les jours rapides de Burns, la jeunesse orageuse de Mirabeau ou la jeunesse silencieuse de Cromwell!

Carlyle est très Anglais et très protestant, c’est-à-dire par conséquent très pratique, très réaliste et très iconoclaste. Comme tous ses compatriotes, il ne demande pas pour apprécier une chose : Quelle apparence a-t-elle, ou quelle forme? mais : Combien pèse-t-elle et que vaut-elle intrinsèquement? Il va, brisant les idoles, sans s’inquiéter des clameurs de leurs adorateurs. — Vous fallait-il donc des images? leur dit-il, j’en suis fâché, mais les voilà à bas. — Il n’a qu’un cri : A bas les masques ! afin qu’on puisse voir les vrais visages. Assez de comédie, d’hypocrisie, de mensonges philosophiques, de faux sentimens philanthropiques! On lui a beaucoup reproché, et tout récemment encore on lui reprochait amèrement dans une revue américaine son trop grand amour de la force et du succès; mais il est visible que cette admiration n’est chez lui, comme chez beaucoup d’autres dans le temps où nous vivons, qu’une réaction contre tous les artifices logiques, diplomatiques, religieux, dont nous avons tant souffert depuis cinquante ans et dont nous souffrons encore. Voir perpétuellement autour de soi et devant soi des hommes qui griment leurs visages, qui savent l’art des demi-mensonges, des trois quarts de mensonge et des mensonges entiers, qui sourient par réserve devant une chose qui mérite le rire, qui se contentent de hausser les épaules ou, plus simplement encore, de se taire devant une chose qui mérite l’indignation et