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depuis long-temps à M. Reber, qui l’a publiée sous le nom de l’Échange enfin que la romance que chante le roi, toujours au premier acte, est une imitation très fidèle d’une romance de M. Abadie, qui a couru les rues de Paris sous le nom des Feuilles mortes. Qu’on dise après cela que le nouvel opéra de M. Adam est destiné à devenir promptement populaire, nous n’avons pas de peine à le croire. L’exécution n’est pas trop mauvaise pour un théâtre nouveau. Parmi les artistes qui se sont produits cette année, nous avons remarqué Mme Colson, dont la voix a du timbre et de l’éclat, et surtout M. Laurent, qui possède une voix de baryton très agréable et qu’il dirige avec goût. Les choeurs, et particulièrement l’orchestre, ont fait de notables progrès depuis l’année dernière.

On ne peut s’empêcher de louer la grande activité du théâtre de l’Opéra-Comique, où les ouvrages nouveaux se succèdent avec une rapidité étonnante. Après la Croix de Marie, on a donné les Deux Jaket, petit ouvrage en un acte, dont la musique facile et agréable est de M. J. Cadeaux, qui s’était déjà fait connaître par les Deux Gentilshommes, opéra également en un acte, qui est resté long-temps au répertoire. Voici maintenant un ouvrage bien autrement important que les Deux Jaket : c’est un opéra en trois actes de M. H. Reber, le Père Gaillard. Le père Gaillard est l’un de ces fins cabaretiers du XVIIe siècle qui mêlaient volontiers un grain de poésie à l’excellent vin qu’ils débitaient. Tout va pour le mieux dans le meilleur des cabarets possible : le père Gaillard est ravi de sa femme, Mme Gaillard est folle de son mari, Marotte leur fille aime le jeune orphelin Gervais, qui la paie tendrement de retour, et chacun chante à pleine voix son bonheur, plus qu’il ne convient peut-être, à des gens vraiment heureux, car, comme l’a très bien observé un grave philosophe, le vrai bonheur est discret et parle peu. Quoi qu’il en soit de la vérité de cette observation, il n’en est pas moins certain que le père Gaillard était le plus heureux des hommes avant qu’on eût ouvert le testament d’un académicien de ses amis qui n’est autre que le grave Mézeray, historiographe de France et de Navarre avant que Boileau et Racine eussent été revêtus de cette charge importante de la monarchie française. Il parait que Mézeray fréquentait volontiers le cabaret du père Gaillard, dont il avait su apprécier l’excellent caractère, et, en mourant, l’académicien voulut laisser à son ami un témoignage d’estime en l’instituant son légataire universel. La lecture de ce testament accroît encore, si c’est possible, la joie et le bonheur du père Gaillard, lorsque deux parens du défunt, indignés de se voir ainsi frustrés de l’héritage qui devait leur appartenir, jettent a la sordina des soupçons de méfiance dans l’esprit du joyeux cabaretier. Mme Gaillard n’a-t-elle pas connu M. Mézeray, dont elle possédait toute la confiance…, et l’héritage ne serait-il pas la récompense de coupables faiblesses ? À ces perfides insinuations, le père Gaillard se trouble, il perd son aplomb et sa gaieté. Tout le monde est frappé du changement qui s’est opéré dans son caractère. Enfin, après quelques scènes orageuses, tout s’explique : les soupçons du père Gaillard se dissipent encore plus vite qu’ils n’étaient venus, quand il apprend, par un codicille qui a été confié aux mains discrètes de Mme Gaillard, que le petit Gervais est le propre fils naturel de l’académicien Mézeray et d’une noble dame qui ne peut reconnaître cet enfant d’un amour clandestin. Le père Gaillard retrouve sa joie, et son bonheur est porté au comble par le mariage du jeune et riche Gervais avec sa fille Marotte.