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entre le passé et le présent, il y a là un singulier attrait de curiosité. Jugurtha et Tacfarinas semblent revivre dans Abd-el-Kader. Les réguliers de l’émir, ne sont-ce pas ces bandes que le Numide illustré par Tacite divisait, « comme dans les armées, par enseignes et par compagnies, » et qu’il armait à la manière des Romains, tandis que des troupes légères portaient au loin l’incendie, le meurtre et la terreur ? Égal en courage, mais inférieur par la science de la guerre, Tacfarinas, toujours battu, revient toujours, courant, pillant, et par la rapidité se dérobant à la vengeance. Fuyant devant les attaques et sans cesse reparaissant sur les flancs ou les derrières de l’armée, il se joue des Romains, qui se fatiguent en vain, à le poursuivre. Pour vaincre cet insaisissable ennemi, qui, comme Mithridate, « était bien mal aisé à chasser et prendre par armes, et plus difficile à vaincre quand il fuyait que quand il combattait[1], » on le combat par la tactique qu’il suivait lui-même. Le proconsul Blésus, comme le maréchal Bugeaud, mobilisa son armée et fit relancer Tacfarinas de retraite en retraite par des troupes légères qui savaient supporter les fatigues de ces climats brûlans. Malgré ces dispositions habiles, la guerre traînait en longueur. On annonçait chaque jour la prise de Tacfarinas ; déjà on avait élevé dans Rome trois statues de la Victoire couronnée de lauriers, et cependant le Numide poursuivait ses courses rapides. Il fallut pour le dompter un effort suprême, et quand Tacite raconte son dernier combat, quand il montre les cohortes et la cavalerie sans bagage tombant à l’improviste au milieu du camp numide, les chevaux africains au piquet auprès des tentes, les soldats de Tacfarinas disséminés et surpris, fuyant en désordre devant les Romains qui les abordent les rangs serrés, on croirait lire un de nos bulletins de l’armée d’Afrique, la prise d’une smala, et, sauf la différence des noms, on est là en pleine histoire contemporaine. C’est qu’en effet depuis Blésus et Tibère la Numidie n’a point changé ; après tant de siècles, nous avons rencontré, avec les traces des Romains, les mêmes ennemis et de plus grands obstacles, car Rome avait trouvé dans la Numidie une civilisation déjà puissante.

La partie historique du Tableau n’embrasse pas seulement les faits militaires : elle nous déroule les diverses phases de la colonisation et de l’exploitation. En mettant le pied sur la terre d’Afrique, la France, placée en présence de l’inconnu, sembla quelque temps embarrassée de sa victoire, et, pendant quatre ou cinq ans, elle oscilla entre divers systèmes ; quelques hommes timides ou prévenus, s’autorisant de l’exemple de nos autres colonies, proposèrent l’abandon. Le maréchal Soult, le premier, protesta du haut de la tribune au nom du gouvernement et du pays contre cette motion désastreuse. La commission d’enquête instituée en 1833 fut d’avis de borner l’occupation aux villes d’Alger, Bone, Oran et Bougie ; de très vifs débats parlementaires éclatèrent à ce sujet en 1834 et en 1835 ; tout se passa en vaines récriminations, et cependant on avait déjà fait un grand pas, car personne à cette date n’eût osé dans la chambre prononcer le mot d’abandon. M. Thiers, alors président du conseil, demanda qu’au lieu de compromettre chaque année par de stériles questions de possession l’avenir de l’Algérie, on déclarât

  1. Amyot, trad. de Plutarque, Vie de Pompée, ch. XI.