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cette féerie menteuse sur ces esprits graves au milieu de leur jeunesse réelle et positive, et encore épris du moyen-âge tout en lui étant infidèles. Il n’échappe pas non plus à la femme moderne, et c’était aussi la loi de cette époque avec sa galanterie recherchée et sa coquetterie si finement aiguisée, la femme moderne devait éblouir ces naïfs descendans des trouvères ; elle troublait le sens moral de ces hôtes assidus du foyer domestique ; elle était plus fière, plus modeste en son langage que Blancheflor et Griselidis, et elle se donnait au gré du caprice ; elle était plus fausse, plus fardée, plus hardie dans ses regards que la belle Heaulmière, et elle était honorée, elle était la joie des grands poètes, la muse des grands génies, la fierté de ces grands cœurs. Qu’était cette femme nouvelle ? Ils ne savaient ; mais elle était brillante et splendide comme la reine de Saba ; elle les troublait, les enivrait ; c’était la sirène, et ils lui donnaient leurs premiers chants, les premiers élans de leur jeunesse. Ainsi fit Collerye ; mais il revint bientôt à la femme et à la poétique du moyen-âge, nous savons à la suite de quels événemens, et c’était là aussi que devaient revenir une partie des poètes de ce temps, après une excursion dans le monde moderne : les circonstances qui les entouraient et les souvenirs d’enfance les entraînaient en arrière.

Nous avons vu Roger pauvre et misérable, expiant ses instincts littéraires qui n’étaient plus à la mode, portant la peine de l’époque de transition où il était né, mais consolé par la pensée de Dieu. Là encore nous reconnaissons la destinée des poètes de ce temps. Roger de Collerye se trouvait comme eux au milieu du combat que se livraient l’indifférence et la foi sur le seuil de l’âge moderne ; nul ne savait encore que cette indifférence était la mère des haines éternelles, des guerres civiles qui durent un siècle, et des révolutions sociales que des flots de sang ne satisfont point. L’indifférence, au commencement du XVIe siècle, s’introduisait dans le cœur des poètes sous le masque riant des mythologies antiques, et Collerye s’abandonna aux molles caresses de ce paganisme renaissant ; mais la foi avait été la vie et la splendeur du moyen-âge, et tout poète épris du moyen-âge devait y revenir ; c’était en conseillant cette foi que les traditions littéraires étaient puissantes, les souvenirs d’enfance invincibles ; tous les accidens de la vie réelle luttaient victorieusement contre cette renaissance du paganisme. Roger de Collerye devait donc revenir à la foi bienfaisante du catholicisme, et ç’a été, nous l’avons vu, la plus grande idée de sa vie. Il nous a indiqué ainsi la position intellectuelle et morale où devaient se trouver les derniers poètes trouvères au commencement de la renaissance, la lutte intime qui devait se passer en eux, et en même temps il représentait fidèlement à nos yeux une école littéraire originale pour nous, une école dédaignée, inconnue, et qui renferme pourtant des qualités exclusivement françaises. À cette école il n’a manqué que le temps et la bonne fortune pour produire un poète comme nous n’en pouvons plus avoir, un poète comme Shakspeare, plus hardi que Gringore, plus complet que Villon, plus vivant que Charles d’Orléans, plus élevé que Rabelais, plus généralisateur qu’eux tous.


C.-D. D’HERICAULT.