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IV

Telle a été la destinée du poète qui résume le mieux les qualités et les défauts de l’école trouvère, et qui en est resté, sous le nom de Roger Bontemps, comme la personnification populaire. Les poètes qui forment cette école s’obstinent au moyen-âge, nous l’avons vu, et néanmoins toute leur mission a été d’aider à la renaissance ; c’est le résumé philosophique de leur histoire. Ils entretiennent une opposition continuelle contre l’école savante, et, en posant ainsi la naïveté, la réalité, le naturel du langage, en face de cette gravité empesée, de cette rhétorique prétentieuse, de cette pédante et illogique immixtion d’une langue étrangère, ils ont abrégé ces jours d’épreuves et d’enfantement pénible qui accompagnent toute révolution. Ils n’ont pas réussi à imposer à la poésie qui leur succède la variété, l’originalité, l’amour de la réalité qu’ils défendent comme qualités propres à l’esprit français ; ils sont vaincus par les traditions classiques, par cette tendance généralisatrice et régularisatrice que va développer la renaissance ; mais il ne faut pas oublier qu’ils ont cette gloire d’être les défenseurs de la littérature et surtout de la langue nationales. Pourtant leur préoccupation du style, toute nécessaire qu’elle fût, les conduisit fatalement au défaut considérable de leur école, qui est le manque fréquent de réflexion et de profondeur : ils semblent en effet n’avoir d’autre but que de manier la langue, ils jouent avec elle pour la faire parader, pour la faire courir à ses plus vifs effets.

Il est donc logique de pardonner à l’école de Collerye cette vivacité qui court à perte d’haleine, effleurant à peine la pensée, peu avare de chevilles, s’inquiétant médiocrement du sens, et abandonnant une réflexion à son malheureux sort au milieu d’une phrase inachevée. À côté de ces périodes qui finissent souvent comme il plaît à Dieu, sous la protection d’un proverbe qui répond à tout et doit tout résumer, arrivent les énumérations, les longues suites de synonymes qui s’encadrent dans ce style aux vives allures, ces épithètes à l’infini, ces répétitions, espèces de litanies que Rabelais a parodiées ; enfin viennent ces inventions de nouveaux mots, de nouvelles tournures, que comportait alors notre langue plus jeune et plus souple, et tous ces essais de richesse à l’italienne par les augmentatifs et les diminutifs. Tout ce grand travail d’enrichissement était commandé par la préoccupation du style, par la nécessité de défendre la langue claire, vive et alerte contre la pédante obscurité des Crétin et des Molinet. C’est par là que les écrivains épris du moyen-âge aident, malgré eux, à la renaissance ; malheureusement c’est par là aussi qu’ils y tiennent, car le sacrifice de la pensée fait à la vivacité du style, l’attention trop prodiguée à la forme est un des signes avant-coureurs de la renaissance : ce n’était pas la manière des vieux trouvères. Du reste, bien des traits particuliers distinguent ces écrivains de leurs maîtres les poètes d’autrefois. Ils commencent à se laisser séduire par la rhétorique et le convenu. Je sais bien que les formules imposées par la science de rhétorique sont inévitables, que toute pensée nouvelle, toute idée d’un grand génie, en formant une école, devient une rhétorique où l’on découpe des cadre et des formules ; mais, si toute la question est de choisir la rhétorique qui rentre le