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camarade pour ne pas prendre sa part des faciles défauts de son ami. Partout le bohème est bien reçu ; il a même crédit, et au-delà, chez maistre Huguet Tuillant, l’hoste de la Monnaie, qui, « hommes d’église, jeunes, vieils et chenus, bien les reçoit comme homme de raison. » C’est là qu’il rencontre tous les jeunes clercs, basochiens futurs, qu’il retrouvera plus tard à Paris et pour qui il composera des Cris. C’est là qu’il règne et qu’on l’encense, là qu’il hante les suppôts de l’abbé des fous d’Auxerre, dont il est le ponte attitré. Les commérages de la petite ville, la gazette orale, se prélassent à l’hôtel de la Monnaie, et Roger ramasse tout cela pour en faire des vers. Gare aux boulangers dont le pain ne sent que l’eau, gare aux usuriers plus « effrénés que pourceaux en la mangeoire ! » C’est là encore que viennent grimacer, comme Arlequin sur son théâtre, tous les événemens drolatiques et malheureux de la journée, larcins joyeux, mariages bizarres, séductions grotesques. Lorsqu’ils auront germé quelque temps dans la tête de Roger, on les retrouvera en chansons et en mascarades, le 18 juillet, le jour où le son des cloches capitulaires aura annoncé que Mgr l’abbé des fous d’Auxerre a été élu sous l’orme en face de la cathédrale, ou le jour des Saints-Innocens, quand, après l’office du soir, on aura crié du haut de la chaire : la fête aux fous ! — Maistre Roger signait ces joyeuses et implacables satires du signet de Débridegozier, et tout était dit. — C’est là ce qui reste au poète du XVIe siècle de la liberté et de la licence du moyen-âge.

Roger n’était pas toujours d’ailleurs dans la société de ces « happelopins. » Quand il était fatigué de prouver son « allégresse de mâchoires, » il s’esquivait pour aller faire la montre de ses vers à quelques « gens d’honneur. » Il avait une société choisie de littérateurs de province ; l’amour des rimes était alors entré dans la bourgeoisie, et la poésie, qu’on confondait à cette époque avec la science de rhétorique ; pouvait facilement devenir une vertu bourgeoise. Les deux hommes importans de cette académie de hasard étaient sire Estienne Fichet, autrefois greffier de la gruyerie de Dijon, homme expert en rhétorique, et maistre Michel Armant, bourgeois de Dijon, notaire royal. Aux heures graves, il fréquentait toute la société ecclésiastique qui s’agitait au-dessous du siège épiscopal, Mgr de Saint-Eurate, maistre Nicole Berault, maistre Jehan de Guyrolay et maistre Michel Caron, dont il convoitait la cure. Enfin, dans les grands jours, quand le bohême avait écrit quelque épître, ballade ou rondeau sérieux et quêteur en même temps, il arborait l’air solennel, la robe de cérémonie, et, cachant le bohême sous le poète, il s’en allait faire humble visite à noble dame Anthoinette Du Chesnay, femme de messire Jacques de Gyverlay, seigneur des Champolles. Peut-être aussi profitait-il de sa figure calme et reposée pour aller se recommander à son illustre protecteur, le révérend père en Dieu, M. Charles du Refuge, abbé du Moustier-la-Celle, près de Troyes.

Jusque-là, tout était calme et facile dans sa vie ; c’était bien l’atmosphère où devait toujours s’agiter la nature de Roger Bontemps. Les amourettes qu’il avait rencontrées sur son chemin, au sortir de l’hôtel de la Monnaie ou dans la compagnie de son compère Bacchus, ne pesaient guère, sur ses réflexions. Cependant l’amour allait venir abattre cette joie folle et ces pensées légères voltigeant autour des pots. Il allait, avec sa douce pointure, lui ouvrir pour l’avenir