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mais, en dernière analyse, la lutte est plus importante encore : il s’agit de défendre certains instincts, certaines facultés qui vont être vaincus et remplacés par d’autres qualités moins nationales. Ainsi les trouvères ne mettent pas seulement en œuvre la naïveté et le naturel, descendant parfois jusqu’à la brutalité et l’obscénité ; l’école savante ne recherche pas seulement la gravité et la régularité, tombant souvent jusqu’à la banalité : les premiers représentent encore l’imagination avec son extrême, le dévergondage ; les seconds, la raison absolue avec son dernier mot, l’esclavage. L’individualisme lutte contre la généralisation, l’esprit de caprice et d’invention contre la théorie despotique, contre l’absolutisme de la forme sévère et académique ; d’un côté enfin sont l’observation et la réalité, de l’autre la convention, la réflexion, le fini, l’étude et le travail. Il n’y a du reste entre ces deux écoles aucune hostilité personnelle : c’est seulement une opposition d’œuvres produites par deux influences littéraires différentes. Il arrive même souvent que les savans, entraînés par les souvenirs d’enfance et par l’attrait d’une vieille forme qui leur parait un vêtement convenable à leur idée actuelle, s’abandonnent à une réminiscence de la littérature d’autrefois, comme aussi les autres, envieux de cette ample gravité, ambitieux de ces périodes magistrales, haussent parfois leur style jusqu’à cette splendeur d’érudition qui les éblouit.

En résumé, toute la destinée des trouvères avait été de défendre la littérature nationale contre l’influence croissante de la tradition romaine. Ils avaient à empêcher le latin d’occuper dans notre langue une place plus large que celle qui lui revient au milieu des autres élémens gaulois, celtes, ibères, germains et normands, qui ont formé le génie français. Cette tâche ne fut pas remplie. Les trouvères furent vaincus, et les écrivains de l’école de Villon et de Gringore sont les derniers et malheureux soldats de cette grande idée. Les instincts littéraires qu’ils représentent vont céder la place à des qualités d’un autre genre ; ils lutteront glorieusement encore contre les maladroits imitateurs du latin qui les entourent, puis ils mourront obscurément sous les coups de l’école froide et mathématiquement correcte des voisins de Marot. Leurs dernières protestations, les derniers mots de Pierre Gringore seront étouffés au milieu de la splendide musique de la pléiade ; mais de cette vieille littérature il sortira un mystérieux et obscur ruisseau qui coulera à travers toute l’histoire de la littérature française, et se révélera par des bouillonnemens admirables d’où sortiront Rabelais, Montaigne, Régnier, Molière et La Fontaine. Il semble vouloir, en ce XIXe siècle, grossir ses eaux et recommencer la vieille lutte contre la littérature de convention, mais nul ne peut prévoir encore l’avenir que nous préparent ces efforts laborieux.

J’ai pensé que l’histoire de ces hommes placés entre une littérature qui finit et une littérature qui commence était curieuse à étudier ; ils n’ont pas été sans gloire, sans utilité, et leur état de lutte contre la renaissance, leur qualité de derniers soutiens de la littérature populaire leur vaut une certaine splendeur comme talent d’abord et surtout comme position. J’ai donc choisi, pour faire connaître cette école, celui de ces écrivains qui représente le plus complètement la position qu’elle occupe, l’espèce de lutte qu’elle soutient, les doctrines littéraires et morales qu’elle défend. Roger de Collerye nous montre en effet le coeur des derniers trouvères, l’espèce de combat que les