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moyen-âge, n’a pas laissé le sien, c’est que son œuvre glorieuse était à peine commencée.

Gringore est donc un type excellent et presque unique, de la poésie bourgeoise. Il était né à Caen vers la fin du règne de Louis XI ; c’était l’époque où l’esprit bourgeois, en Normandie surtout, se réveillait et s’enorgueillissait, tout fier de l’appui qu’il avait prêté à la royauté pour abattre définitivement la féodalité, et Gringore est dans la littérature le représentant, de ce réveil et de cette influence. Il est né de la politique de Louis XI, c’est l’écho de ce temps, et c’est en lui, qu’il faut étudier ce que vaut la bourgeoisie dans la littérature. Pleine de bonhomie, joviale et irreligieuse et morale au sein de la famille, naïvement brutale et sarcastique, abondante, en proverbes et conteuse au coin du feu, grave et discuteuse au dehors, étroite d’idées en politique, active, habile en administration et luttant âprement contre les chances contraires : — telle avait été jusque-là la bourgeoisie et c’est elle que Gringore représente naïvement, mais grandement, dans sa vie et sa littérature. Il avait quitté de bonne heure la maison paternelle, où il était nourri de ces éternels proverbes qui étaient alors la sagesse et la méthode d’éducation domestique, mais jamais il n’en oublia la gravité magistrale et la tyrannie invincible. Des pertes de fortune l’avaient jeté hors du métier paternel et lui avaient permis cette vie d’aventures qui alléchait tant sa fantaisie et sa curiosité naturelle ; aussi, garde-t-il toujours rancune plutôt à son éducation qu’à la fortune. Sa jeunesse aventureuse fut un bonheur pour lui ; la gravité de son esprit et sa tendance à philosopher l’eussent, lui aussi, entraîné vers l’école savante. Il courut jusqu’en Italie à la suite des armées françaises. De retour à Paris, il entra dans l’honorable société des enfans sans souci, où il occupa la très illustre position de Mère-Sotte ; c’est sous ce titre qu’il composa plusieurs sotties et moralités ; il les joua lui-même et développa en cette joyeuse compagnie le côté original et trouvère de son talent, la fantaisie, la verve, l’observation extérieure et l’amour de la réalité. Louis XII, enchanté de cette verve qui lui plaisait surtout par son côté bourgeois, employa ce talent satirique dans sa lutte contre Jules II. Gringore écrivit cinq ou six satires, et, devenu illustre, il fut appelé à la cour de Lorraine par le bon duc Antoine, qui le nomma héraut d’armes sous le nom de Vaudémont. Il prit part en cette qualité à la guerre contre les rustauds d’Alsace, sorte de dernière croisade et curieuse guerre que le bon duc entreprit, à la tête d’une petite troupe de chevaliers, pour chasser de ses frontières cent mille paysans allemands révoltés. Ceux-ci s’en venaient, criant Luther ! Luther ! envahir et partager la France, et si nous en croyons l’effroi que leurs doctrines inspirent à Du Boullay, historien de cette guerre, ils ne demandaient rien moins que la communauté des biens et des femmes. Gringore, débutant martialement dans son office d’héraut d’armes, fut arquebusé par eux un jour qu’il allait leur porter des articles de capitulation ; son trompette seul fut tué, mais cette aventure honorable, le dégoûta de la guerre : il revint à Paris, où il resta jusqu’à sa mort, en 1538. Il était dans sa destinée que tous les accidens de sa vie dussent travailler à établir une balance égale entre les deux si diverses tendances de son génie, fantaisie et réflexion ; nous avons vu que les aventures de sa jeunesse développèrent cette première qualité, son séjour à la cour de Lorraine développa la