Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/1159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souvenir de sa mère et la vue de la jeunesse et de la beauté aboutissant à une tête de mort dans le charnier des Innocens, parfois aussi viennent des regrets que lui inspire l’aspect du bonheur régulier et paisible de la vie domestique ; mais il court toujours droit à son idée, et sa littérature n’est qu’une satisfaction de son activité naturelle : c’est une repue franche en rimes, un loisir d’une espèce particulière et toute sa vie, du reste, n’a été qu’un loisir, une indocilité constante contre les mœurs reçues et la littérature reçue, contre la morale et contre la société. Il écrit donc pour lui seul, pour satisfaire ces voix gentilles qui relevaient de son esprit, aux momens de repos, avec une harmonie que ne contentaient pas les hurlemens de ses amis les tire-laines. Gringore écrit pour les autres : il veut prouver et instruire ; il a l’ambition de la gloire et le désir de plaire ; il travaille, se soumet souvent à opinion publique et s’en préoccupe toujours. S’il ne fût pas venu à une époque de transition où la simplicité du moyen-âge n’était plus et où la régularité de la renaissance n’était pas encore, il eût été un de nos plus grands poètes ; mais, attiré par les deux instincts de son génie, la fantaisie et la réflexion, vers les deux écoles contraires, il oscille vers l’école savante qui alléchait la gravité de sa pensée, et toujours il obéit à l’école trouvère où l’entraînaient les plus puissantes de ses facultés, l’amour de la réalité, la finesse d’observation, sa verve et sa vivacité. Il a ainsi, produit un grand nombre d’ouvrages, comme s’il espérait trouver enfin, en travaillant, le genre qui devait résumer toutes ses qualités, et n’a rien laissé de complet. Il indique des facilités supérieures et, chose curieuse, hostiles les unes aux autres ; c’est un homme de génie qui n’a pu se concentrer, un assemblage de plusieurs hommes de talent distincts, qui, en chemin de se résumer en un seul, n’ont pu y parvenir, et ses qualités éparses, chantant tour à tour d’une façon brillante, dépérissent et s’entre-tuent par le contact réciproque. C’est enfin, et je ne puis mieux me faire comprendre, l’incarnation étrange du disjecti membra poetœ. Ainsi, tantôt admirablement concis, ailleurs richement abondant, Gringore devrait, en mélangeant ces deux qualités rares chez un seul poète, rencontrer un style souverainement puissant et entraînant ; essaie-t-il ce mélange, il n’est plus ni concis ni abondant, il n’est que diffus ! Ici vif et plein de verve, là grave et réfléchisseur, met-il ces qualités en contact, il devrait être un philosophe lumineux : il n’est plus qu’un pédant. Là, il analyse finement ; plus loin, il résume, largement : il devrait produire des idées d’un bon sens irrésistible, d’une profondeur infinie et il s’endort dans des maximes vulgaires, dans des proverbes d’une monotonie invincible. Et toujours il en est ainsi ; tantôt sa verve et son activité de style s’emportent, faute d’être retenues par sa gravité naturelle, jusqu’à une concision inintelligible ; tantôt cette gravité, faute d’être fouettée par sa verve, sommeille en un style plein de lourdeur. Je ne sais si je fais bien comprendre cette rare personnalité littéraire, ce poète qui réunit en lui toutes les qualités supérieures des diverses natures poétiques et qui se sent frappé d’impuissance quand il veut faire un tout de ces qualités, Gringore a la fantaisie de artiste et la raison d’un grand philosophe, il possède l’invention du poète et la patience d’un savant, il emploie ainsi pendant quarante ans les plus parfaits instrumens de la poésie, et il meurt tout entier. – Il n’était pas venu en temps favorable ; c’est toute son histoire.