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rendu sceptique, échangea avec nous un sourire de doute. L’homme des Sbéahs le saisit au passage, et, craignant aussitôt de s’être compromis en montrant ses pensées dans toute leur vérité, il reprit avec la volubilité d’un Arabe tombé dans un piège : — Il est fils du démon et en possède les ruses. Ainsi il se revêt de l’apparence d’en haut et trompe les faibles d’esprit; mais mon cœur est droit. Louange à Dieu! je sers ceux qui connaissent la justice et le bien.

Coupant court à ce flot de paroles qui menaçait de n’avoir point de fin, Mustapha continua sans s’émouvoir à recueillir les renseignemens sur le chérif. — Comment est-il? quel est son aspect?

— La jeunesse est son partage, répondit le Sbéah; il possède la beauté, son regard commande, son front est marqué d’une étoile. Ils disent que la prière est constamment dans sa bouche; la sainteté est sa compagne, et le respect l’entoure. Plusieurs m’ont raconté que, durant de longs mois, il est demeuré chez une femme pauvre des Ouled-Youness[1]. Là, ses journées se passaient dans le Seigneur, il priait et attendait. — Le premier signe de sa puissance se montra sur une créature de Dieu. Une chèvre de la montagne devint sa servante, obéissante et soumise à son regard. Ceux qui le rencontraient alors en étaient surpris et l’appelaient le bou-maza (père de la chèvre); mais leurs yeux ne voyaient point encore, car l’esprit lui ordonnait de garder le repos. Un jour pourtant, quand le soleil en se couchant marque l’heure de la prière, l’esprit lui enjoignit de quitter sa retraite. Alors, disent ces enfans de la ruse, le tonnerre se fit entendre, et, guidé par les éclairs, il marcha jusqu’à la tente de El-hadj-Mohammed-el-Jounsi, et, d’une voix qui dominait l’orage, lui commanda d’abandonner son sommeil et de l’écouter. El-hadj-Mohamed se leva et vit le feu du ciel briller à l’extrémité de sa main: et quand il parlait, chacun de ses doigts lançait des étincelles. Alors il crut et réunit les siens, et les paroles du Bou-Maza entraînèrent les cœurs. Il disait : — La mort me précède, elle frappe l’ennemi, c’est mon bouclier pour mes compagnons. Les biens de ce monde seront leur récompense, et durant ce temps ceux dont les jours auront été marqués auront les jouissances de l’autre. — Tous pourtant ne croyaient point. Alors, rapportent les semeurs du mal, quelques jours étant passés, il partit en razzia, et, dans la défense, un coup de feu lui fut tiré; mais du fusil sortit une eau limpide qui tomba aux pieds de son cheval. L’animal fit un bond, les crins de sa queue devinrent des flammes, et les balles s’en échappèrent par milliers, atteignant les fuyards à travers les rochers. Le mois qui suivit, il avait de nombreux cavaliers, des chaous, un secrétaire, un trésorier, et son grand drapeau rouge était planté près du

  1. Tribu kabyle dont le territoire est situé sur le bord de la mer.