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encore aperçus nulle part. La nature de ces tableaux me fit soupçonner que j’étais dans la partie du sérail qui ne s’ouvre jamais aux étrangers, c’est-à-dire dans le zân-khânèh, ou appartement des femmes.

Ma curiosité était de plus en plus éveillée ; quant à mon guide, il ne paraissait s’étonner de rien, et, circulant partout en homme qui connaissait toutes les issues, il eût pu, avec toute raison, s’appliquer le mot d’Acomat à son confident et complice. Nous nous trouvâmes bientôt en face d’un rideau dont la transparence trahissait une vive clarté répandue de l’autre côté : c’était une de ces portières brodées en cachemire, appelées perdèh, qu’il est d’usage en Perse de suspendre aux portes, afin de mieux intercepter l’air extérieur. Tout à coup la portière se lève et donne passage à des flots de lumière. Leur soudaine irruption m’éblouit au premier instant et m’empêche de distinguer la scène qui s’offre à moi. Dans ce milieu lumineux, où mille facettes d’or et de glace se renvoient les éclairs qui les frappent de tous côtés, je devine d’abord et finis par apercevoir ensuite une vingtaine de femmes. Surprises par mon arrivée, effrayées sans doute par l’apparition d’un chrétien dans leur retraite, elles poussent des cris d’effroi en se précipitant dans tous les sens les unes sur les autres. Celles-ci se couvrent le visage avec leur jupe ; celles-là, blotties sous des coussins ou enveloppées dans des plis de rideaux, se dérobent à la vue du giaour téméraire ; d’autres, serrées ensemble et ramassées comme des moutons qui voient au loin venir un loup, se cachent mutuellement la tête. Je regardais avec étonnement, toujours arrêté au seuil de cette ruche, comme un frelon inquiet du désordre que sa présence vient de produire parmi les abeilles, et je n’osais avancer, quand un gros éclat de rire vint me tirer de mon étonnement et m’enhardir : c’était le prince Maek-Khassem-Mirza, qui, étendu sur des tapis et entouré de coussins, était enseveli sous une large pelisse dans un des coins de l’appartement. Le châhzâdèh se tenait les côtes et riait de tout son cœur de ma stupéfaction, qui, à vrai dire, n’était pas moins grande que celle de ces dames. J’avançai pourtant, et le prince me dit que, voulant satisfaire le désir que je lui avais manifesté, mais ne pouvant disposer du bien des autres, il n’avait pu mieux faire que de me recevoir dans son propre anderoûm. Je le remerciai dans les termes les plus propres à lui prouver ma reconnaissance. J’avais déjà vécu assez au milieu des Orientaux pour comprendre tout ce que la confiance que le prince me témoignait avait de généreux et d’obligeant ; car, si, par mon indiscrétion, on eût appris qu’il avait admis un chrétien dans l’intérieur de son harem, il aurait certainement encouru la disgrace du châh, et, tout prince qu’il était, la population de Tabris aurait murmuré hautement contre une telle violation des mœurs musulmanes, contre un si étrange mépris de tous les préjugés reçus.