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l’esprit anglais, dans la place très grande qu’il laissait au goût individuel, dans la crainte assez spécieuse enfin qu’entre les partis exclusifs qui divisaient si profondément l’Angleterre, l’académie ne fût toujours, selon le temps, toute whig ou toute tory, et ne reconnût de gens d’esprit et de poètes qu’au gré des majorités politiques.

Swift entendait bien parer à semblables conséquences du régime parlementaire. Agresseur implacable des whigs dans le gouvernement, il les voulait pour moitié dans l’académie, et au moment où il poursuivait des plus amers sarcasmes le duc de Marlborough, leur général favori, victorieux au profit de l’Angleterre, il se concertait amicalement, pour la fondation projetée, avec Addison et Steele, leurs publicistes populaires, le premier surtout, puriste académique autant qu’un Anglais peut l’être. Puis, dans une lettre à Harley, comte d’Oxford, lord grand trésorier et premier ministre de la reine Anne, il lui proposait, dès, 1711, avant la fin de la guerre du continent, terme auquel on ajournait toutes choses, de pourvoir d’urgence au salut de la langue anglaise par l’établissement d’une compagnie à laquelle seraient librement élues les personnes réputées le plus capables de cette œuvre, sans acception de rang, de profession ni de patrie. Cette compagnie aurait devant elle l’exemple des Français, les suivrait dans le bien, éviterait leurs fautes, et, en épurant la langue, en la fixant par le bon usage, empêcherait qu’à un siècle de distance on ne fût exposé à ne plus comprendre en Angleterre les récits contemporains du règne glorieux de la reine Anne et des succès de son ministère[1]. Ce sont les expressions de Swift littéralement traduites, car son idée dominante de créer une académie sur le modèle de la nôtre le rendait déjà complimenteur, en dépit de nature. Du reste, toute exagération flatteuse à part, les ministres de la reine auxquels Swift s’adressait alors étaient très dignes de porter cette louange et d’accueillir toute idée généreuse et favorable aux lettres. C’étaient et lord Oxford, très savant lui-même, et le célèbre Bolingbroke, l’érudit et le sceptique universel, l’ami et l’inspirateur de Pope, l’étranger qui, par sa conversation française, étonna le plus Voltaire, et le seul membre du parlement dont M. Pitt fût jaloux dans le passé.

Oxford et Bolingbroke aimaient Swift, avaient besoin du secours de sa plume, et ne pouvaient la payer que par une création littéraire qui leur plaisait à eux-mêmes. Tout semblait favorablement disposé ; mais le vaisseau échoua au port. Arrivé le terme assigné, la fin de la guerre sur le continent, le fameux traité d’Utrecht conclu, Bolingbroke revenant de Versailles, et, pour ainsi dire, du dernier lever de Louis XIV,

  1. Swifl’s Works, t. VII.