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lui était-il pas désigné par la sympathie universelle qu’il excite, par les ovations spontanées et sincères qu’il reçoit ? Voyez : il y a quelques jours encore, il avait, lui aussi, dans une ville ses illuminations et ses feux d’artifice, bien qu’il ne soit pas un souverain et qu’il ne s’en soucie guère. Au moment où un prix lui était décerné, il était au pied des Pyrénées, quêtant pour la construction d’une église, — et en couronnant le poète rare, l’homme de bien, il s’est trouvé que l’Académie a couronné l’homme peut-être le plus heureux de son temps. Quoi encore ! ajouterez-vous, faut-il donc donner des prix au bonheur ? Hélas ! le bonheur n’est-il donc pas presque aussi difficile que la vertu ? et qui sait s’il n’est point quelquefois la vertu elle-même ? Puisqu’il vous semble si facile de vivre heureux dans le contentement volontaire de l’esprit et du cœur, puisqu’il est si aisé, lorsqu’on n’est qu’un grand poète, de n’être que cela, puisqu’il est si simple d’être exempt d’ambition ou de haine, pourquoi l’exemple n’est-il pas plus suivi ? Couronnez ce genre de bonheur, quand il est vrai ; vous ne risquerez point encore d’avoir de trop nombreux concurrens. C’est ainsi que Jasmin est heureux, — heureux du bien qu’il fait, de l’abondance de ses récoltes quotidiennes pour les pauvres, de la popularité de sa muse, de l’arpent de terre qui lui suffit. Heureux surtout va-t-il être du prix de l’Académie. Jasmin atteint à une chose rare. — à rendre le bon sens aussi séduisant que tous les caprices de l’imagination, la moralité stricte préférable au vice orgueilleux et brillant, l’honnêteté féconde en inspirations gracieuses et en bienfaits.

Ce n’est point là d’ailleurs une chose aussi facile qu’on le croit. Il y a trop souvent, par malheur, des esprits qui, avec des intentions excellentes, réussissent à faire du bon sens un épouvantail, et de qualités solides et estimables une des formes de l’ennui. Ce n’est point notre faute, en vérité, si M. Ponsard est un de ces esprits. L’insuccès d’Ulysse pèse visiblement à M. Ponsard, et il exerce ses vengeances contre le public en lui donnant Homère à lire ; il est seulement à craindre que son poème d’aujourd’hui ne le mette prochainement dans la nécessité de nouvelles représailles. À vrai dire, M. Ponsard se venge deux fois du public, — par son poème et par une préface. Sous bien des rapports, l’auteur de Lucrèce aurait dû résister à la tentation de publier ces pages : d’abord parce que, si jusqu’ici on ne savait point trop à quelle école il appartenait, on avait la ressource de croire, que cela tenait a ce qu’il n’avait point expliqué ses idées sur l’art, tandis qu’aujourd’hui il a fait sa préface de Cromwell, et on n’en sait pas davantage ; ensuite, parce qu’il se fût épargné la peine de faire des incursions dans le domaine léger et qu’il est dangereux de forcer sa nature ; troisièmement enfin, parce qu’il eût évité de prouver que le tact et le goût sont loin d’être au nombre de ses qualités. Au fond, le poème de M. Ponsard est tout simplement une traduction du VIe livre de l’Odyssée, intercalée dans une scène d’hospitalité dont Homère est le héros. Mais, remarquerez-vous, c’est là à peu près la donnée de l’Aveugle d’André Chénier : la différence n’est pas grande en effet, et c’est pourquoi nous nous demandons doublement quelle mauvaise inspiration a pu pousser l’auteur de Lucrèce à toucher presque sans respect, dans sa préface, à ce poète rare, celui qui a le plus excellé à ressaisir le souffle et les couleurs antiques. M. Ponsard semble croire qu’il fait une chose très nouvelle en cherchant à