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LA CHANSON DE ROLAND.

fois ne pas jouer le premier rôle ; mais la part la meilleure n’en est pas moins pour lui. Même au plus fort de la mêlée, les combattans pensent à leurs dames et meurent en chantant la beauté. La galanterie chevaleresque est l’ame de cette poésie ; c’est d’elle que découlent ces innombrables épisodes qui ne savent jamais finir, mais qui souvent aussi font éclore en passant les scènes les plus suaves et les plus attachantes.

Dans la chanson de Roland, pas une scène d’amour, pas un mot de galanterie ; c’est à peine si quelques vers jetés çà et là nous apprennent que Roland est amoureux ; il l’est, mais n’en parle point. Qu’aurait-on pensé au XIIIe siècle, voire au XIIe, de cette façon taciturne de comprendre l’amour ? Le plus vaillant paladin aurait-il pu sans déshonneur n’exceller qu’à se bien battre ? Ne fallait-il pas qu’il sût parler de sa flamme aussi bravement que manier son épée ? Ici c’est le contraire ; ces hommes de fer rougiraient de raconter les blessures de leur cœur ; ils se croiraient amollis, dégénérés, et le poète est de moitié dans leurs scrupules, il est aussi sobre qu’eux d’allusions et de confidences amoureuses. Dans tout le poème, vous n’entrevoyez que deux figures de femmes : apparitions fugitives, légers profils à peine indiqués ; l’une est la reine Bramimonde, l’autre la belle Aude, la fiancée de Roland. La reine ne paraît qu’un instant, le temps de détacher ses bracelets, de les faire luire aux yeux de Ganelon, de l’éblouir comme un démon tentateur : on dirait une Hérodiade crayonnée par Léonard. La belle Aude ne fait aussi que passer devant nos yeux, mais comme un ange de lumière ; elle n’apparaît que pour mourir, et c’est d’amour qu’elle meurt, d’un amour profond, concentré, sans paroles parce qu’il est sans espoir, d’un amour qu’on profanerait en essayant de lui faire dire un mot. Pour s’en tenir à cette expressive concision, il fallait un poète accoutumé au spectacle des passions fortes et sincères, au spectacle d’un temps de croyance et d’énergie tel que le XIe siècle. Quelque cent ans plus tard, aurait-on résisté à si belle occasion de verser des flots de soi-disant poésie ? Certes, non, et nous en avons la preuve. Cette mort de la belle Aude, croyez-vous que les rajeunisseurs du XIIe et du XIIIe siècle l’aient reproduite dans sa chaste simplicité ? C’est là qu’était le piège, ils s’y sont laissé prendre. À ce thème si court, ils ont cousu d’éternelles variations. La belle Aude en leurs vers ne peut se décider à mourir ; loin de tomber foudroyée, elle parle, elle prie, puis elle parle encore, et le lecteur aspire à son dernier soupir, seul moyen d’assurer sa propre délivrance.

Voilà donc un contraste de plus entre ce poème et tous les autres, la façon de comprendre et d’exprimer l’amour. Passons maintenant dans des régions plus hautes, ce seront encore des contrastes nouveaux.

La religion, sans doute, au temps de Robert Wace, d’Adènes, de