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Roland. » À quoi cet homme se serait permis de répondre : « Il y aurait encore des Roland, si nous avions des Charlemagne. » Nous ne garantissons pas que le mot ait été dit, mais ce qui n’est pas douteux, c’est que durant ces trois ou quatre siècles, durant toute l’époque de la chevalerie, le nom de Roland ne cessa d’être chanté et presque déifié aussi bien sous la tente et sous le chaume que dans les palais et dans les donjons.

D’où lui était venue cette immense fortune ? quelle était l’origine de ce culte populaire et universel ? Pourquoi ce nom passait-il pour le symbole, le type suprême de la vaillance et de l’héroïsme ? comment avait-il pénétré, non-seulement dans les moindres hameaux de notre ancienne Gaule, mais en Italie, en Espagne, en Hongrie, en Tyrol et jusqu’au fond des solitudes de la Norvége et du Danemark ? Ce nom, encore aujourd’hui nous le trouvons gravé sur la cime des Pyrénées ; l’écho en retentit dans la vallée du Rhin, au milieu des rochers et des ruines, dans les débris des pieux ermitages ; et, de l’autre côté des Alpes, à l’entrée de Vérone, sous le porche de cette noble église, un guerrier nous apparaît : ce guerrier, sculpté dans la pierre, la tradition nous dit que c’est encore Roland.

Est-ce un souvenir historique qui, après être entré dans la mémoire des peuples, s’est ainsi perpétué et agrandi d’âge en âge ? En d’autres termes, Roland est-il un personnage réel ? Est-ce parmi ses contemporains, au spectacle de ses exploits et de sa mort, qu’est né cet enthousiasme qui devait le rendre immortel ? L’histoire a prononcé son nom, mais une seule fois, en passant, de la façon la plus brève. Elle le nomme, lui troisième, comme étant mort à Roncevaux. Roland, dans ce récit, n’est ni le neveu de Charlemagne ni le plus grand des paladins, c’est un préfet des Marches de Bretagne (Hruodlandus Britannici limitis præfectus). Sans ces paroles d’Éginhard, aucun lien ne le rattacherait au monde réel. Le Roland que nous connaissons, le Roland qui a survécu, c’est la poésie qui l’a fait, et sa première apparition, le premier témoignage authentique qui nous révèle son existence, c’est cette chanson entonnée dans la plaine d’Hastings. Entre Éginhard et Taillefer s’écoulent près de trois siècles où Roland n’est pas nommé une fois ; c’est pendant ces trois siècles que s’est accomplie, en silence et peu à peu, l’œuvre poétique et populaire, la transfiguration du héros.

Nous voulons chercher dans cette étude d’abord si ce monument de poésie primitive est parvenu jusqu’à nous, si tout au moins nous en possédons des vestiges, et surtout si dans ces vestiges ne sont pas cachées de nobles fleurs que nous devons avec orgueil rattacher à la couronne poétique de la France.