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dans la rue pour s’entretenir de leurs affaires. Quant aux mamans pitites, bien qu’elles fussent plus accablées encore de travaux que sous Dessalines, bien que dans certains villages on n’eût pas trouvé une femme valide dont les cheveux ne fussent littéralement usés à la couronne par les moellons que devaient transporter ces malheureuses pour satisfaire aux fantaisies architecturales du « bon Henri[1], » elles n’avaient même pas la ressource de rimer leurs plaintes, car la moindre plainte était punie à coups de sabre, et cette fois par le tranchant. Est-ce de cet enfer que s’éleva ce sanglot si contenu, mais si profond :

Si pas té gagné soupir nen moune,
Moune ta touffé…

« Si le monde (les gens) n’avait pas le soupir, le monde étoufferait. »

Je n’émets ici qu’un simple soupçon, vu que, sous Christophe, la pensée même avait fini par devenir muette comme la parole. Tout en sévissant avec la dernière rigueur contre les superstitions africaines, le « bon Henri » savait très bien les exploiter. Un jour par semaine il s’enfermait plusieurs heures dans un cabinet avec un grand nombre de chats qu’il y avait logés, et, au sortir de ces conférences magiques, il publiait, comme les tenant des redoutables matous, les secrets qu’il avait appris de ses espions. Les masses pouvaient d’autant plus aisément croire que Christophe lisait, par l’entremise de ses chats, dans les pensées, que, faisant et défaisant à son gré les mariages, il introduisait au besoin sa police jusqu’au sein de l’intimité conjugale.

Quel contraste avec la république de Pétion ! Libres comme des sauvages, riches comme des planteurs, grace au partage des terres domaniales, dont la plupart étaient encore en plein rapport, les nouveaux citoyens passaient leurs jours à dormir et leurs nuits à cultiver les belles-lettres nègres, c’est-à-dire l’entrechat et la chanson. Le carabinier leur était devenu une nécessité tellement impérieuse, que, lors du siège du Môle par Christophe, le général républicain dut, pour retenir ses troupes, où l’ennui provoquait de nombreuses désertions, faire venir le zamba favori de l’époque. Pierre Saint-Ours (il se nommait ainsi) n’était rien moins qu’un héros, mais ses chansons faisaient des héros, car, a dit un autre zamba :

Cabrite pas connaît goumé,
Mais cui li batte la charge.

« Si le cabri ne sait pas se battre, son cuir sert à battre la chargé.

Saint-Ours finit cependant par songer que :

Coulève qui vlé vive

  1. Christophe avait pris le nom d’Henri Ier et tenait énormément à être comparé à Henri IV.