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encore sur les bords de la Plata. Cette lutte avait pris depuis quelques mois un caractère assez décisif pour qu’il n’y eût qu’à attendre. Aujourd’hui, on le sait, ce n’est plus avec Rosas que notre envoyé aura à régler les rapports de la France et de cette portion du continent sud-américain. Il semble que l’ancien dictateur ait voulu éloigner tout soupçon de retour possible en s’embarquant précipitamment pour l’Europe. Il est arrivé déjà en Angleterre, non sans avoir risqué de périr avec sa famille dans un naufrage en vue du port, et ce n’est point, à coup sûr, le moins extraordinaire des réfugiés rassemblés par des fortunes diverses sur le sol anglais. Cet homme étrange, en qui s’est résumée toute la vie de la république argentine pendant vingt ans, était cependant si peu connu hors de son intimité, qu’il a pu traverser Buenos-Ayres dans sa fuite sans être remarqué. À peine était-il parti, que les soldats débandés ne tentaient rien moins que le sac de la ville, le pillage des plus riches quartiers. Les habitans de Buenos-Ayres, armés par Rosas, ont commencé par faire usage de leurs armes contre ses derniers séides, et le général Urquiza est arrivé à propos pour exercer de rigoureuses justices. On parle tout simplement de deux ou trois cents exécutions sommaires. Un bando terrible a été publié contre les voleurs. Un gouvernement provisoire s’est organisé à la tête duquel est le président de la haute-chambre de justice, le docteur Vicente Lopez ; celui-ci s’est associé quelques hommes marquans, parmi lesquels se trouve un des membres les plus distingués de l’émigration argentine de Montevideo, M. Valentin Alsina. La réaction, on le pense, n’a point tardé à se déclarer contre tout ce qui émanait de Rosas ou se rattachait à lui. Des confiscations ont été exercées contre le dictateur et ses partisans les plus compromis. Quant à son gouvernement, lui disparu, il n’en restait plus rien ; Rosas était tout. Le problème est d’organiser quelque chose aujourd’hui. Ce n’est point le moment d’assigner à ce quasi-souverain déchu son vrai rang dans l’histoire de l’Amérique du Sud. Il dépend beaucoup de ses adversaires de montrer s’il a eu tort ou raison. Il eût été presque un grand homme, s’il eût su user de son pouvoir et couvrir ses moyens souvent redoutables de gouvernement par des résultats utiles dans le développement moral et matériel du pays. Faute de ce grand rôle, Rosas restera encore une des figures les plus caractéristiques et les plus originales de ce monde américain, et dans son histoire il y aura une place pour cette personne singulière, Manuela Rosas, sa fille, qui s’est si complètement identifiée avec sa fortune, qui à la dernière heure se déguisait en mousse pour l’accompagner dans sa fuite, et est devenue l’objet de tant de jugemens divers ou plutôt de curiosités. Au moment où le dictateur disputait son pouvoir dans un dernier effort, un de ces émigrés argentins répandus dans toute l’Amérique du Sud, M. Jose Marmol, poète qui n’est pas sans talent, traçait de Manuelita une assez vive esquisse qui, par une coïncidence bizarre, nous arrive presque avec le personnage lui-même. Il ne faut point demander à M. Marmol une très exacte justice envers Rosas. Nous avons entendu assez parler de ces histoires de femmes enceintes assassinées, d’oreilles d’unitaires promenées sur des plats d’argent dans le salon de Rosas. Là n’est point la nouveauté ; il y a quelque chose de plus curieux, c’est la saveur locale qui s’en dégage, un certain coloris pittoresque et une impartialité d’une espèce particulière qui consiste à noircir le père pour rehausser la fille, et en faire une des plus intéressantes