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aucun amant n’avait songé à toucher son cœur, aucun poète ne la mêlait à ses rêves. Cependant nous l’avons perdue. Oh ! quelle perte ! »

Cette laideur était, il est vrai, corrigée par l’art qu’elle apportait dans sa manière de se vêtir ; elle était corrigée aussi, dit un de ses premiers amis, M. Henri Hedge, par sa blonde et épaisse chevelure, par sa danse brillante, par ses yeux actifs qui jetaient des regards perçans sur tous ceux avec lesquels elle conversait, et surtout par l’attitude gracieuse de sa tête et de son cou, qui étaient les traits les plus caractéristiques de son élégance personnelle. « À cette époque, ajoute-t-il pour compléter le portrait de Marguerite jeune, elle vous impressionnait comme une riche possibilité, et toute sa personne décelait une force puissante dont il était difficile de prédire la direction future. » La répulsion qu’elle excitait à première vue cessait bien vite lorsqu’on l’avait entendue causer. Dans la conversation, elle n’avait pas son égale en Amérique ; elle charmait moins pourtant qu’elle n’étonnait ; elle imposait ses jugemens plus qu’elle ne les insinuait : la réplique avec fille n’était point possible. Impérieuse et agressive, elle effrayait presque ses interlocuteurs, quand elle ne les blessait pas par quelque trait satirique inattendu, car elle aimait la plaisanterie, et l’épigramme ne lui déplaisait point ; elle a fait sans s’en douter un terrible aveu sur son caractère lorsqu’elle a dit qu’elle préférait l’esprit aigu et perçant comme une flèche à l’humour la plus naturelle et la plus naïve. Jamais personne n’a mieux fait un despotisme du charme de la parole.

Jamais personne non plus n’a fait de l’amitié un tel sujet d’études ; elle avait élevé ce sentiment à la hauteur d’un art : se créer des amis et en augmenter sans cesse le nombre devint sa principale occupation ; ses amis, voilà le fait important de toute sa vie. Elle en avait toute une armée, et elle exerçait sur eux l’influence d’une reine absolue. L’instinct de domination qui était en elle, cherchant à se faire jour et à s’exercer, avait trouvé dans la pratique de l’amitié son instrument, car, ainsi que nous l’avons dit, Marguerite était une reine sans royaume, et elle chercha toujours ce royaume ; sa vie peut se diviser en deux parties que l’on pourrait appeler : la première, progrès et apogée de l’orgueil de Marguerite Fuller ; — la seconde, affaissement et chute de cet orgueil. Elle avait bercé son enfance de chimères, et avait pensé pendant long-temps qu’elle n’était point la fille de ses parens, mais qu’elle était quelque princesse d’Europe, quelque Perdita confiée à leurs soins et qu’on ne pouvait tarder à leur réclamer. Elle aimait aussi à raconter comment son père, la voyant un jour marcher sous les pommiers du jardin, l’avait montrée à sa sœur, en la saluant de ce mot du poète latin, incedit regina. Le royaume toujours attendu ne vint jamais, mais il lui restait la puissance de se créer des sujets : elle en usait, et, selon nous, elle en abusa. Il nous est impossible d’accepter à