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La cantatrice était en voix et en inspiration, le public l’avait adoptée, et, sur les dernières mesures de la complainte de la mendiante au quatrième acte, la salle entière éclata en bravos. À l’opéra de Berlin, les femmes applaudissent, comme c’était jadis d’usage aux Italiens alors qu’il y avait encore un Théâtre-Italien à Paris. Aussi, sur toute cette riche ceinture de loges, dont le salon royal, avec son splendide baldaquin de pourpre et ses encadremens d’or massif, forme le centre, c’étaient des démonstrations à perte de vue, et les plus jolies mains battaient à rompre leurs gants. Une seule personne semblait demeurer étrangère à l’enthousiasme général, et cette abstention se faisait remarquer d’autant plus que, placée au premier rang dans la société de Berlin, cette personne y exerçait en toute question d’art, de littérature et de goût, un de ces arbitrages suprêmes dévolus du consentement unanime à certaines femmes éminentes par le cœur et l’esprit, et dont aucun ne songe à appeler, qu’on se nomme Cornélius, Ranch ou Meyerbeer. Curieux de savoir la cause de ce silence, l’entr’acte venu, j’allai m’en informer dans sa loge. « Quelle admirable chose que cette romance de Fidès ! — Oh ! sublime : vous connaissez mon admiration pour Meyerbeer. — Et que Mme Viardot l’a bien dite ! — Oui, pas mal. — Pourtant vous ne l’avez pas applaudie ? — Ah ! vous l’avez remarqué ? — J’avoue que de votre part ce dédain ne laisse pas de m’intriguer un peu. — Vous vous trompez, ce n’est pas du dédain ; j’estime beaucoup le talent de Mme Viardot. — Mais alors ? — Vous étiez avant-hier à la soirée d’adieux de Jenny Lind : qu’en pensez-vous ? — Qu’on n’a jamais entendu rien de pareil. — Ajoutez, et que jamais on n’entendra. C’est pourquoi ces deux mains que vous voyez là ont applaudi pour la dernière fois. — Ah ! oui, veder Napoli, poi morir ! C’est possible ; riez. Quant à moi, qui prends mes admirations plus au sérieux, je sens que j’en ai perdu la faculté d’applaudir. »

Cet exclusivisme dans l’admiration qu’ils inspirent est un des traits caractéristiques des artistes du Nord. Leurs voix possèdent des accords particuliers, leurs natures des élémens nouveaux et féconds ; ils ont l’accent, le son, ame de la musique, signe définitif de l’individualité aussi s’attache-t-on à eux par des liens secrets, et, la fibre qu’ils remuent étant plus cachée et plus profonde, la vibration s’en prolonge davantage. Leur public est plus restreint sans doute, car je ne compte pas dans le public de Jenny Lind cette multitude d’enthousiasmes de pacotille qu’en tous temps et en tous lieux le succès attire après soi ; mais aussi quelles sympathies ils éveillent ! quelles traces impérissables ils laissent dans les ames capables de rêverie et d’attendrissement ! « La meilleure partie de moi s’en est allée, » soupire Pétrarque en rêvant à Laure. N’y a-t-il pas comme un écho vague et lointain de cette plainte dans les regrets d’une ame qui voit s’éloigner la mélodieuse