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dans cette querelle, est encore un recueil de railleries contre l’opéra français mises en style et en versets bibliques. Le ton de plaisanterie du Petit Prophète témoigne chez Grimm d’un esprit tout français mêlé à une sorte d’imagination allemande qui est naïve en apparence et n’en est que plus piquante au fond. Voyez, par exemple, comme il se moque d’une façon plaisante du bâton du chef d’orchestre de l’Opéra. « Ch. IV. — LE BUCHERON. Et pendant que je me parlais ainsi à moi-même (car j’aime à me parler à moi-même, quand j’en ai le temps), je trouvai que l’orchestre avait commencé à jouer sans que je m’en fusse aperçu, et ils jouaient quelque chose qu’ils appelaient une ouverture, — et je vis un homme qui tenait un bâton, et je criu qu’il allait châtier les mauvais violons, car j’en entendis beaucoup parmi les autres qui étaient bons et qui n’étaient pas beaucoup. — Et il faisait un bruit comme s’il fendait du bois, et j’étais étonné de ce qu’il ne se démettait pas l’épaule, et la vigueur de son bras m’épouvanta. Et je disais : Si cet homme-là était né dans la maison de mon père, qui est à un quart de lieue de la forêt de Boehmischbroda, en Bohême, il gagnerait jusqu’à 30 deniers par jour, et sa famille serait riche et honorée, et ses enfans vivraient dans l’abondance ; — et je vis qu’on appelait cela battre la mesure, et encore qu’elle fût battue bien fortement, les musiciens n’étaient jamais ensemble. » Voltaire fut charmé de cette gaieté moitié allemande, moitié française et surtout anti-biblique, et, dans sa correspondance familière, il ne désigna plus Grimm que sous le nom du Petit Prophète.

La lettre sur Omphale et le Petit Prophète étaient les escarmouches de la guerre ; la Lettre sur la musique française fut une véritable bataille rangée. Cette lettre n’est pas seulement une dissertation sur la musique, c’est un examen et une analyse de notre langue : est-elle et peut-elle être musicale ? Elle n’a point de prosodie, ou « elle n’a qu’une mauvaise prosodie, peu marquée, sans exactitude, sans précision. Or, toute musique nationale tire son principal caractère de la langue qui lui est propre, et particulièrement de la prosodie de cette langue[1]. » Après avoir montré avec beaucoup de finesse et de sagacité les qualités et les défauts de notre langue, ses qualités pour l’éloquence, ses défauts pour la musique, Rousseau arrive à cette rude conclusion, qui fit bondir de colère le coin du roi. « Je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n’en est pas susceptible ; que le chant français est un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue ; que l’harmonie en est brute, sans expression, et sentant uniquement son remplissage d’écolier ; que les airs français ne sont point des airs ; que le récitatif

  1. Lettre sur la Musique française, p. 525.