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que chez eux le cœur n’était pas athée ; ils aimaient la justice sans y croire, et cela valait mieux pour eux que d’y croire sans l’aimer. J’ai connu aussi des spiritualistes ou des dévots qui étaient d’assez méchantes gens : c’est que chez eux l’ame était impie, la pensée seule au la parole était pieuse. Les directeurs chrétiens ont bien raison de dire que le jour où les mauvaises passions n’auront plus intérêt aux mauvaises doctrines, ce jour-là les mauvaises doctrines seront vaincues. Otez en effet l’orgueil et l’envie du cœur de l’homme, que restera-t-il à l’esprit révolutionnaire ? Rien ou presque rien : des maximes creuses, des sentences obscures, des principes qui se tournent et se retournent en tous sens. Depuis quatre ans, nous avons beaucoup entendu parler du socialisme, et nous avons été bien près de voir ses œuvres. Comme doctrine, le socialisme est chose pitoyable : il n’y a rien de si vague et de si confus. Qu’est-ce donc qui a fait la force du socialisme, et qu’est-ce qui en fait le danger ? Ce sont les mauvais sentimens du cœur humain. Le socialisme ne fait des prosélytes qu’après avoir fait des complices, et il ne pervertit les esprits qu’après avoir d’abord corrompu les ames. Avec ses contradictions infinies, le socialisme est une vraie tour de Babel, c’est-à-dire une impossibilité ; mais c’est la tour de Babel ayant pour garnison les sept péchés mortels : c’est là ce qui fait sa puissance.

Jean-Jacques-Rousseau, dans son Traité d’Économie politique, ne veut ni grandes villes, ni fabriques, ni routes, ni écoles, et il semble vouloir un droit d’aînesse, des majorats, des substitutions, ou tout au moins des lois qui immobilisent les patrimoines dans les familles. Quoi de moins révolutionnaire et de moins démocratique que tout cela ? Mais le même homme, dans le même ouvrage, prêche contre le riche et le dénonce à la haine du pauvre ; le même homme écrit ces paroles : « Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissans et les riches ? tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls ? toutes les graces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées ?… Que le tableau du pauvre est différent ! Plus l’humanité lui doit, plus la société lui refuse… S’il y a des corvées à faire, une milice à tirer, c’est à lui qu’on donne la préférence. Il porte toujours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter. Au moindre accident qui lui arrive, chacun s’éloigne de lui. Si sa pauvre charrette verse, loin d’être aidé par personne, je le tiens heureux s’il évite en passant les avanies des gens lestes d’un jeune duc ; en un mot, toute assistance gratuite le fuit au besoin précisément parce qu’il n’a pas de quoi la payer ; mais je le tiens pour un homme perdu, s’il a le malheur d’avoir l’ame honnête, une fille aimable et un puissant voisin. » Quelles doctrines, si sages, ou même si aristocratiques qu’elles soient, pourraient compenser de