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bien mettre encore une fois à notre disposition l’arche qui nous avait, par une nuit affreuse, déposés sur les rives de ce fleuve, et nous prîmes le parti de nous diriger vers des lacs, vers des temples dont on nous avait souvent entretenus, et qu’avait visités, lors de son passage à Ning-po, M. de Lagrené. Cependant, avant de nous mettre en route, il fallait assister an banquet officiel qu’avaient préparé les lazaristes et que devait présider M. Danicourt. Mgr Lavaissière avait refusé, malgré nos instances, de se montrer à cette fête. Il voulait que son existence fût un secret pour tous les mandarins du Che-kiang. Cet apôtre zélé craignait trop d’être entravé dans ses courses évangéliques pour consentir à s’asseoir à la même table que les autorités de Ning-po.

Le 20 février, à six heures du soir, nous vîmes arriver dans la cour de la chapelle catholique le mandarin Chan-lou, général de terre et de mer, commandant les forces militaires dans la province du Che-kiang, mandarin de première classe, au bouton rouge. Un officier d’ordonnance accompagnait ce général tartare, auquel une indisposition du gouverneur de Ning-po laissait en ce jour le premier rang. Le lieutenant-gouverneur Hieun-lin, mandarin de quatrième classe, au bouton bleu opaque, intendant et collecteur des grains dans les trois départemens de Ning-po-fou, Tchao-hiun-fou et Taï-tcheou-fou, — le préfet de Ning-po, le mandarin Tchen-taï-laï, également décoré du bouton bleu opaque, — le sous-préfet du district, Ning-tchin-kiang, — le magistrat de la ville, Wang-pi-hié, tous deux mandarins de cinquième classe, au bouton de cristal, suivirent de près le général et son officier d’ordonnance. Ils vinrent représenter l’élément chinois à côté de l’élément mantchou, l’autorité civile à côté de l’autorité militaire. Si notre curiosité n’eût été déjà émoussée par notre long séjour à Shang-hai, nous eussions trouvé dans la réunion de tous ces mandarins une excellente occasion d’étudier le personnel administratif d’une province chinoise ; mais le souvenir de Lin-kouei nuisait au général Chan-lou, et la politesse affectée, le sourire cauteleux de nos autres convives, nous inspiraient une impatience que l’attrait de la nouveauté ne se chargeait plus de combattre. Le dîner, qui avait coûté tant de soins et occasionné tant de frais à nos hôtes, fut donc triste et maussade : les mandarins ne se trouvaient point à l’aise sous ce toit qui abritait les autels et les ministres du maître du ciel[1]. Toutes leurs démonstrations obséquieuses ne suffisaient pas à dissimuler la contrainte morale à laquelle ils avaient obéi en dérogeant pour un jour à des préjugés invétérés. Quant à nous, nous étions fatigués de singer les habitudes chinoises. Plus d’une

  1. Tien-chou : tel est le nom par lequel l’église romaine permet qu’on exprime en chinois l’idée du vrai Dieu. Elle rejette les expressions de tien (ciel) et de xang-ti (souverain empereur).