Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/244

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tandis que lui-même admire sans réserve les fables de la Grèce ; « si belles, dit-il, si pleines de sens et de raison, et qui cachent la vérité sous le voile ingénieux de l’allégorie.. » Ces paroles n’ont rien d’étonnant dans la bouche de cet historien sorti des rangs de cette jeunesse arménienne qui, avec le christianisme, s’était inoculé le goût le plus vif pour la littérature grecque, et que l’on voyait alors accourir en foule à Constantinople, Alexandrie, Athènes et Rome, et se presser autour des chaires où des maîtres célèbres professaient la philosophie et les belles-lettres. Mais, pour la partie de la nation restée en dehors de ce mouvement scientifique, ces légendes n’avaient rien perdu de leurs charmes. Moïse affirme que les ballades populaires étaient encore en honneur parmi ses contemporains, et que lui-même en avait entendu répéter les refrains. Les habitans de Koghten, district situé dans l’est de l’Arménie, n’avaient point cessé de les redire, et les conservaient avec amour comme un patrimoine héréditaire. Ce district, qui confinait à la Médie et à la Perse, était devenu, en effet, le dernier boulevard du paganisme, chassé de partout ailleurs. Moïse, en parlant de saint Mesrob, l’inventeur de l’écriture arménienne, qui était allé se fixer dans le pays de Koghten, rapporte que la secte des païens, qui avait trouvé là un refuge, et qui s’y était tenue cachée pendant le règne de Tiridate II (259-314), se montra à découvert lors du déclin de l’empire des Arsacides, et que saint Mesrob la détruisit à l’aide de Schapith, chef de ce district. Un fragment de poésie, qui s’était maintenu dans la tradition orale jusque dans la première moitié du XIe siècle, et qui nous est fourni par un écrivain de ce siècle, le prince Grégoire Makisdros[1], est la dernière production des chantres de l’ancienne Arménie que le temps ait respectée.

On vient de voir comment l’existence de la poésie populaire de l’Arménie fut liée aux destinées sociales et politiques de ce pays ; nous allons tâcher d’en apprécier la valeur au point de vue esthétique.


II

Le vieil historien syrien Mar Iba Katina, dont Moïse de Khorène nous a transmis en partie les récits, et qui avait consulté les livres chaldéens que la conquête avait fait passer aux mains des Parthes, — en nous faisant connaître les origines de la poésie populaire dans l’Arménie, — en définit parfaitement le caractère. Il dit que la mention des actes des souverains de la première dynastie, depuis Haïg jusqu’à

  1. Le mot makisdros est le titre grec magistros ou magister militiœ, c’est-à-dire, général d’armée. Le prince Grégoire, aussi distingué par ses talens militaires que par son érudition, avait été décoré de ce titre par la cour impériale de Byzance.