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— À moi ? dit-elle, et de quoi donc ?

— Du gars Urbain.

Il sentit l’épaule de la jeune fille tressaillir sous ses doigts.

— Faut pas trembler pour ça, continua-t-il avec un peu d’impatience dans l’accent ; il s’agit de causer sans frime et d’amitié, car j’ai toujours idée que vous nous voulez du bien, Renée.

— Ah ! vous pouvez le croire, s’écria-t-elle d’une voix émue, il n’est personne ici ou autre part à qui je souhaite plus de bonheur !

— Je vous remercie, ma fille, dit le passeur d’un ton plus doux ; pour lors vous ne voudrez point que le gars Urbain me chagrine plus long-temps. Depuis que j’ai parlé de quitter La Roche, il n’a ni courage ni bonne humeur.

— Et pourquoi voulez-vous partir ? demanda la jeune fille avec un accent de supplication plaintive.

— Pourquoi ? répéta le passeur ; ce n’est pas vous qui devez me demander ça, la Renée ; vous me l’avez entendu dire trop de fois. Vous savez que je ne puis pas rester ici, que je ne le veux pas, et que c’est au gars de me suivre. Jusqu’à cette heure, dans notre famille, personne n’a jamais eu honte du métier de son père ; faut que le gars soit ce que je suis, ce que ses grands parens ont été ; qu’il vive dans le bac des Letour de sa sueur et de son courage : c’est notre gloire, ça ! comme aux gentilshommes de conserver leurs manoirs et de vivre du rien faire. Voilà assez long-temps que je tiens la gaffe de patron, le moment d’Urbain est venu, et là-bas c’est pour lui que la barque labourera la rivière.

— Ainsi vous avez déjà choisi votre nouvel endroit ? demanda la jeune fille troublée.

Le passeur fit un signe affirmatif.

— Et… c’est peut-être… bien loin ? ajouta-t-elle en hésitant.

— Bien loin, dit Robert ; sans compter que le passage est rude, et des fois de grand péril ; mais le gars est d’âge à avoir une aide.

— Une aide ! répéta Renée sans avoir l’air de comprendre.

— Quoi donc ? reprit Robert, avez-vous oublié l’ancien temps, ma fille ? Quand Urbain et la Claude avaient leur mère (puisse Dieu l’avoir reçue dans sa gloire !), ne l’avez-vous pas vue manier l’aviron et tirer à la cordelle ?

— Je l’ai vue, dit la jeune fille.

— Donc, continua le passeur, faut que le gars ait de même une créature qui le secoure de sa vaillantise, et… je l’ai trouvée.

Renée se redressa comme si un coup l’eût frappée, mais elle retint l’exclamation qui entr’ouvrit ses lèvres.

— Oui, continua Robert, j’ai trouvé là où nous irons la fille de ma propre cousine… C’est fort comme un jeune chêne et doux comme le