dignité de femme et dans sa religion d’artiste, en écrasant sous mon mépris le double pathos par lequel elle voulait me démontrer la poétique grandeur de Jocrini et de l’attachement qu’elle lui gardait. J’eus cependant l’insigne faiblesse de consentir à voir le comédien : j’entrai, je puis le dire alors, dans la plus humiliante et la plus douloureuse période de ma vie.
Hermancey au moins était un homme de bonne compagnie ; son embarras consolait et soulageait le mien. Jocrini, au contraire, triomphait de son impudente aisance dans la vie fausse, pénible et mauvaise où nous étions engagés tous deux. Il n’embrassait jamais son fils sans attacher sur Cornélia et sur moi un regard plein d’une magnanimité triste et souriante, qui voulait dire : Vous le voyez, j’ai renoncé à mon titre d’amant sans abjurer mes droits de père. Et Cornélia lui répondait par un autre regard plein d’une intrépide et enthousiaste amitié. Entre ces deux personnages de théâtre, je me sentais pris à la fois de rage et de confusion.
Un soir, Jocrini m’irrita tellement par un redoublement de clémence à mon égard et d’admiration pour sa personne, il unit à ces lui pertinentes affectations des dissertations si pédantes et si boursouflées sur l’art, il mit enfin tout mon appareil nerveux dans un tel état, que je lui lançai à la tête un plat où un canneton gisait, plus insensible, mais non moins crucifié que moi. Cela fait, je me retirai à mon logis, décidé le lendemain matin à faire de mon mieux pour plomber à tout jamais la cervelle, de mon insipide rival ; mais je ne revis point Jocrini : je reçus, au lieu d’un cartel du comédien, une longue lettre de la Tulipani qui m’apprenait que son ancien amant l’avait quittée après des adieux qui, disait-elle, m’auraient jeté aux pieds de cet homme divin.
Je veux mener à la housarde mon histoire, car je déteste toutes les longueurs ; dans l’art, j’aime les ébauches, comme j’aime à la guerre les razzias. Je vais donc arriver rapidement à la suprême mésaventure qui me sépara pour toujours de la Cornélia. Après le départ de Jocrini, je repris possession de ma maîtresse ; mais je cherchais à me cacher une vérité qui, chaque jour, s’offrait à mon esprit avec plus de force. La Tulipani était lasse de moi ; le caprice qui l’avait jetée dans mes bras s’était évanoui. Les différences qui séparaient nos deux natures se montraient avec plus de force chaque jour. La voix qui devait parler à mon cœur avec tant de puissance et m’arracher au monde honteux où je me perdais pour me conduire à l’honnête vie qui m’a sauvé commençait déjà à s’éveiller en moi. Tandis que le goût du vrai, du droit et du simple devenait, pour ma nature, un besoin impérieux,