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j’entrai, regardait sa progéniture d’un air qui aurait dû me faire pitié. Il semblait méditer péniblement sur ce sacrilège qu’il avait commis d’employer une danseuse à perpétuer une race de croisés. En pensant à son expression, je bénis Dieu de n’avoir par le monde aucune créature de mon sang ; mais je ne me livrais guère alors aux réflexions que je fais aujourd’hui : ma seule impression, quand je vis d’Hermancey, ce fut une douleur suprême. Au moment où je prenais avec le moins de philosophie les quatre enfans de ma maîtresse, il était dur pour moi de voir un de leurs quatre pères. Je dois dire que la Cornélia ne sut guère atténuer ce qu’avait de pénible ma situation. Elle prit un de ces airs limpides qui depuis quelques jours déjà m’étaient devenus insupportables par la pensée de tout ce qu’ils cachaient d’obscur, de compliqué, de confus, de faux, de triste et de malséant. — Mon ami, me dit-elle d’une voix qui voulait avoir un doux et religieux accent, voici le père de mon Ascanio, — et elle saisit ma main pour la mettre dans celle d’Hermancey.

Cette sublimité ne fut goûtée ni de moi ni de son ancien amant. Les deux mains qu’elle voulait réunir se touchèrent à peine, et le souper fut de la plus cruelle tristesse. Je sentis pour la première fois tout ce qu’il y a d’odieusement embarrassant pour qui appartient au monde Habituel des gens distingués et des honnêtes gens de se trouver dans le monde excentrique où nous étions placés, Hermancey et moi, par la Tulipani. Plus la Cornélia redoublait de dignité sereine, d’héroïque confiance, plus nous étions tous deux penauds, l’oreille basse, affaissés, sous le ridicule du rôle que nous jouions. Enfin ce supplice finit, et quand Hermancey se fut retiré, il y eut entre Cornélia et moi une de ces longues et horribles scènes où les amans font de leur amour un cadavre qu’ils frappent, qu’ils outragent, qu’ils foulent à l’envi sous leurs pieds jusqu’au moment où un mot imprévu, un regard, un sourire ressuscite tout à coup pour attendre un nouveau délire l’objet de leur sanglante furie.

Hermancey n’était qu’en passant à Turin, où l’avait suivi une chanteuse : je le vis peu ; mais un homme était destiné à me faire connaître dans toute son étendue la douleur qu’il m’avait fait entrevoir. Un matin que j’allais chez la Cornélia, le cœur rempli par hasard d’une sorte de gaieté sans cause qui depuis long-temps m’était inconnue, elle attacha sur moi son regard le plus solennel et me dit : — Mon ami, seras-tu à la hauteur d’une nouvelle épreuve ? Jocrini est arrivé. Je vais te dire ce qu’est Jocrini.

Je savais trop ce qu’était Jocrini. Je le dis à Cornélia en l’interrompant. Ma pauvre Tulipani fut suffoquée de ma rude tirade contre celui de ses anciens amans qu’elle avait le plus vénéré. Ma parole acerbe et violente la blessait de toute façon. Je l’atteignais, disait-elle, dans sa