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souvent troublés par les mauvaises nouvelles qu’on apportoit ou qu’on écrivait. C’étoit un plaisir très grand de voir toutes ces jeunes dames tristes ou gaies, suivant les visites rares ou fréquentes qui leur venoient, et suivant la nature des lettres qu’elles recevoient ; et, comme on savoit à peu près les affaires des unes et des autres, il étoit aisé d’y entrer assez avant pour s’en divertir. On voyoit à tous momens arriver des visites ou des messages qui donnoient de grandes jalousies à celles qui n’en recevoient point, et tout cela nous attiroit des chansons, des sonnets et des élégies qui ne divertissoient pas moins les indifférens que les intéressés. On faisoit des bouts rimés et des énigmes qui occupoient le temps aux heures perdues. On voyoit les unes et les autres se promener sur le bord des étangs, dans les allées des jardins ou du parc, sur la terrasse ou sur la pelouse, seules ou en troupe, suivant l’humeur où elles étoient, pendant que d’autres chantoient un air et récitoient des vers, ou lisoient des romans sur un balcon, ou en se promenant ou couchées sur l’herbe. Jamais on n’a vu un si beau lieu, dans une si belle saison, rempli de meilleure ni de plus agréable compagnie.

Mais avant 1650, avant la Fronde, qui divisa toute la société française, Chantilly était un séjour bien autrement agréable encore. Jugez-en par cette lettre que Sarrazin écrivait de Chantilly, au commencement de 1648, à Mlle de Rambouillet, devenue Mme de Montausier, qui venait de partir avec son mari pour leur gouvernement de Saintonge et d’Angoumois[1] :

Ni tout ce qu’on a dit de l’heureuse contrée
Où messire Honoré[2] fit adorer Astrée,
Ni tout ce qu’on a peint des superbes beautés
De ces grands palais enchantés
Où l’amoureuse Armide et l’amoureuse Alcine
Emprisonnèrent leurs blondins,
Ni les inventions de ces plaisants jardins
Que, malgré Falerine,
Détruisit le plus fier de tous les paladins ;
Tout cela, quoy qu’en veuillent dire
Les gens qui nous en ont conté,
Est moins beau que le lieu dont je vous ay daté,
Et d’où je prétens vous écrire
En stile de roman la pure vérité.

« Le bruit que le zéphir excite parmi les feuilles des bocages quand la nuit va couvrir la terre agitoit doucement la forêt de Chantilly, lorsque, dans la

  1. Les Œuvres de M. Sarrazin, à Paris, in-4o, 1656, p. 231. Cette première édition a été reproduite en deux petits volumes en 1663 et en 1685. En 1674 parurent les Nouvelles Œuvres de Sarrazin, en deux parties, contenant de la prose et des vers.
  2. Honoré d’Urfé.