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quand on est certain de ne pas mieux faire et qu’on n’est pas même très sûr de faire aussi bien ? Le trio de Claës lisant la Bible avec Wilhelm et Béatrix est d’une grace touchante ; le motif principal est très heureusement ramené sur chaque verset du livre sacré, et les voix s’en emparent avec des modulations d’un excellent effet. Nous devons aussi des éloges à la grande scène du carillonneur : Mon Dieu ! quel prodige ! à un très joli chœur de ténors qui ouvre le dernier acte, et à l’air de Béatrix : Mes malheurs semblaient finis. En tout, ce qui manque à cette musique, ce n’est pas le talent, la distinction et la grace ; c’est cette unité de ton qui est le caractère des œuvres vraiment supérieures. On sent que le compositeur a voulu s’élever au sublime, qu’il a rencontré à mi-côte ses inspirations habituelles, et qu’entre ses prétentions et ses préférences, il n’a pas su prendre un parti décisif. Son opéra est bien chanté, surtout par Mlle Miolan, gracieuse virtuose qui ressemble à la muse de l’Opéra-Comique, un peu dépaysée au milieu de tout ce bruit.

L’Opéra-National, dont il sied d’encourager la persévérance et les efforts, a représenté, ces jours-ci, une opérette de M. Ad. Adam ; le même soir, il nous donnait le premier essai d’un jeune compositeur, M. de Villeblanche. Ces deux ouvrages ont réussi. M. de Villeblanche a eu le malheur de rencontrer, pour son début, le libretto le plus insipide qui se puisse imaginer. Les Fiançailles des Roses sont empruntées, nous a dit l’affiche, à une légende hongroise : il faut croire que la légende originale est plus poétique ou plus piquante, sans quoi on aurait bien fait de la laisser en Hongrie. Le musicien a brodé là-dessus quelques morceaux faciles et sans prétention. La Poupée de Nuremberg, de M. Adolphe Adam, a le tort de gâter une des idées les plus fantastiques d’Hoffmann ; mais la partition révèle une main exercée. Là encore, il faut le dire, c’est l’ancien qui l’a emporté sur le jeune. Au risque de ressembler au vieillard d’Horace, laudator temporis acti, il est impossible de ne pas remarquer cette supériorité constante des hommes dont les débuts remontent à vingt ou trente années, et qui restent encore, en définitive, les maîtres de ce temps-ci. Dans le roman, au théâtre, toute nouvelle tentative ramène immédiatement les regards sur une œuvre déjà vieille, et force est bien de constater que la vieillerie est supérieure à la nouveauté. Il en est de même des compositeurs : presque tous ceux qu’on applaudit touchent au déclin de l’âge, sans compter le plus ancien et le plus jeune de tous, qui, des cimes de Guillaume Tell, domine encore tout l’horizon. Y a-t-il donc pour l’art comme pour la politique des phases de lassitude ? Y a-t-il des époques où l’imagination se sent tout à coup tarir, comme une nourrice épuisée ? Nous nous refusons à le croire, et nous appelons de tous nos vœux les œuvres originales qui nous permettraient d’affirmer le contraire. Viennent ces œuvres désirées : nul ne sera plus ardent que nous à saluer leur venue, à proclamer leur triomphe.

A. DE PONTMARTIN.



V. de Mars.