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cet intérêt d’ensemble qui fait plus patiemment attendre les passages saillans ; mais, pour nous y intéresser, il faudrait que l’auteur nous y fit croire. Or M. Augier a une manière de traiter la passion qui simplifie singulièrement la tâche du poète : au lieu de nous peindre ses développemens, ses gradations et ses phases, et de trouver dans cette étude une des plus précieuses ressources de son art, il nous l’impose à priori. Paul et Marguerite se rencontrent, Diane et de Pienne se regardent, il n’en faut pas davantage : nous devons les tenir pour amoureux, avant même de savoir comment et pourquoi ils peuvent s’aimer.

Presque tous les détails de l’ouvrage prouvent que l’auteur a cru qu’il suffisait d’écrire à chaque acte ce qu’on pourrait appeler un ut de poitrine pour Mlle Rachel. Dès les premiers vers, que de traces de précipitation et d’étourderie ! Voilà une jeune fille qu’on nous donne pour une pieuse calviniste ; et elle travaille le jour de Noël, et elle nous parle du crucifix de son père ! Pourquoi faire de Diane une protestante ? Est-ce pour se conformer à cette opinion, quelque peu superficielle, qui attribue aux femmes de la religion réformée des mœurs plus austères et des qualités plus viriles ? Il faut au moins reconnaître que la religion de Diane la prépare bien mal à devenir plus tard admiratrice passionnée du cardinal de Richelieu. Si nous insistons sur ces remarques, minutieuses en apparence, c’est pour montrer combien peu M. Augier s’est préoccupé de mettre dans son œuvre cette logique, cette harmonie sans laquelle la pièce la mieux versifiée touche de près au mélodrame.

La petite conspiration qui ouvre le second acte a l’inconvénient de n’éveiller aucune inquiétude ni pour les conspirateurs, ni pour leur ennemi. Ces trois ou quatre jeunes gens conspirant à grands cris dans un salon bien ouvert, devant une femme et un poltron qui va marier sa fille à un partisan du cardinal, ont l’air de jouer au complot pour se distraire, entre une partie de bassette et une visite à Marion. Il est vrai qu’ils ont à faire à un Richelieu si peu clairvoyant, à un Laffemas si peu terrible, que leur imprudence ne saurait avoir des suites bien graves ! Tout cela ressemble à un manteau d’enfant taillé dans un large pan de velours, à une amplification de collège découpée dans un volume du cardinal de Retz. Le rôle de la duchesse de Rohan peut donner lieu à des observations plus sévères. Puisque M. Augier était en train de réhabiliter les rois, les grands ministres et les honnêtes femmes, il eût bien dû ne pas nous présenter une duchesse digne des plus ignobles tréteaux du boulevard. Nous savons bien que cette duchesse de Rohan a été quelque peu galante : aussi ne blâmerons-nous pas l’auteur de lui avoir donné un amant ; mais nous lui reprocherons d’avoir constamment oublié qu’une Rohan, fille d’un Sully, ne doit pas, même dans ses faiblesses, se conduire comme une héroïne de bal public. Ceci tient à une autre face du talent de M. Augier, à un manque de distinction naturelle ou acquise, défaut qui, se combinant avec ses prédilections pour le vieux sel gaulois, a fini par introduire dans sa manière une veine de grossièreté. On se souvient du luxe d’un garçon et du machin au fromage dans Gabrielle. La duchesse de Rohan a des plaisanteries du même genre. Elle se moque d’un imitateur de Scévola, étendant sa main sur son potage. Elle dit de M. de Pienne : C’est mon amant ! de Diane : C’est sa maîtresse ! et cela devant dix personnes. Ajoutons que, pour ne pas être en reste, de Pienne, le rôle chevaleresque de la pièce, traite cette duchesse comme une servante, et qu’au dénouement il demande à Diane sa main en présence de cette femme qui l’aime, qu’il a aimée et qui s’appelle Rohan