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Oui, dans ce Paris sceptique et révolutionnaire, tout au moins républicain de par la loi, au milieu des pompes de l’église, on a pu chanter : Dieu sauve la reine ! Et il y avait là des membres du gouvernement actuel, des membres de tous les gouvernemens antérieurs, des notabilités de toute sorte, des écrivains de toutes les opinions, ce qui est apparemment quelque chose pour témoigner des vraies dispositions de la société française. À Madrid même, il est resté de cet événement nous ne savons quelle vague et mystérieuse impression, née peut-être surtout du bizarre caractère qui s’est révélé dans le meurtrier autant que des circonstances exceptionnelles qui ont accompagné sa mort. Entre tous les régicides, Merino est certainement un être à part, un phénomène moral des plus monstrueux et des plus curieux. Il y avait en lui un mélange de flegme et d’audace, d’indifférence et de cynisme, de triviale bonhomie et d’insolence, et, au milieu de tout cela, comme un fanatisme froid et contenu, comme la pensée secrète d’un rôle, se trahissant quelquefois en paroles ambitieuses, quand il souhaitait un échafaud assez élevé pour pouvoir être vu du monde, ou bien lorsqu’échangeant son costume pour la robe des condamnés, il disait de celle-ci : « Elle est bien laide ; c’est égal, je ne la changerais pas contre le manteau des césars. » Ce singulier personnage était quelque peu frotté de pédantisme ; il savait son Horace et s’en vantait ; il admirait Tacite, il goûtait la Bible au point de vue littéraire. Le pire serait aujourd’hui de faire du nom de cet homme le thème de polémiques irritantes, et de troubler de considérations de parti le sentiment monarchique, si prompt à se redresser en Espagne en présence d’un tel attentat. La reine Isabelle nous semble mieux inspirée en faisant tourner les manifestations de ce sentiment au profit de pieuses institutions, et en prenant l’initiative d’une souscription destinée à fonder quatre hôpitaux, sauf à parfaire elle-même cette souscription, si elle ne suffisait pas. La reine Isabelle, au reste, a pu accomplir son pèlerinage d’Atocha. Son rétablissement a été accueilli par d’universelles acclamations et par une pluie de vers des plus éminens esprits vraiment, du duc de Rivas, de MM. Martinez de la Rosa, Breton de los Herreros, Hartzenbusch, Vega. L’Espagne n’est point encore à la hauteur démocratique où, dans ces tragiques coups de main, on ne porte intérêt qu’aux régicides.

CH. DE MAZADE.

REVUE LITTÉRAIRE. - LES THÉÂTRES.

On l’a remarqué, le théâtre tend de plus en plus à se partager entre deux courans contraires : d’un côté, les plus austères enseignemens, les plus orthodoxes vertus, prêchées par de jeunes puritains de comédie et de drame, dont nous ne nous permettrons assurément pas de suspecter la compétence ; de l’autre, cet éternel royaume de Bohême, qui commence à empiéter un peu sur les régions voisines, et dont les aventureux habitans ne reconnaissent d’autre muse que la fantaisie. Qu’on y prenne garde ! ceux-là même qui semblent le plus résolus à se maintenir en dehors de ces fantasques horizons y touchent encore par quelque endroit. On en retrouve le reflet et la trace ; sinon dans le sujet même et l’inspiration primitive de leur œuvre, au moins dans la manière dont ils l’ont écrite, dans la précipitation fâcheuse qui les a empêchés de mener à bien leur entreprise, dans certaines dissonances qui viennent tout à coup gâter l’effet et l’ensemble. Oui, ce qui nous frappe surtout