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LES DEUX MUSES.


IDYLLE




ADMÈTE, ERWYNN, L’AVEUGLE.



L'AVEUGLE.


L’aveugle a deviné que la Muse, ô pasteurs,
Conserve encore ici deux jeunes serviteurs ;
Démêlant de vos voix l’harmonieuse trame,
Déjà dans votre accent j’ai lu toute votre ame.
Vous êtes doux et fiers, et, puisque vous chantez,
Enfans, vous honorez les dieux et respectez
Les vieillards qu’on méprise en ces jours de délire,
Car toutes les vertus sont filles de la lyre.
Vous m’exaucerez donc : je fus poète aussi ;
Peut-être on sait encor mes chansons loin d’ici ;
Mais, trop vieux aujourd’hui, des saintes mélodies
L’urne d’or reste close à mes mains engourdies.
Et, par mes yeux éteints, mais non taris de pleurs,
La Muse ne fait plus sa moisson de couleurs.
Ce matin, l’air plus tiède, arrivant sous mon chaume,
Me guida vers ces prés où le zéphyr s’embaume ;
L’aveugle y vient encore une dernière fois
Respirer le printemps et l'haleine des bois.
Chantez pour moi, bergers, ces beaux lieux qui vous plaisent ;
Ce n’est pas le printemps, si les oiseaux se taisent.
Pour l’aveugle chantez ! pour lui qui ne peut voir
Les cieux de rose ou d’or fleurir matin et soir.