Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/898

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vigoureuse à la vieille institution monarchique. M. de Saint-Priest entra dans la carrière diplomatique par un poste élevé : il fut ministre successivement au Brésil, à Lisbonne, à Copenhague. La politique réclama pendant dix ans toute son attention. Mais quand le démon des lettres a pris possession d’un homme, il ne le lâche pas si facilement on fait de la littérature malgré soi, en toutes choses, en lisant, en vivant, en écrivant. On porte en soi comme un spectateur intérieur qui observe tout d’un œil d’artiste, et fait provision d’idées et de couleurs à mesure que les événemens passent devant lui : l’écrivain se forme pendant que l’homme agit. Et si on a reçu du ciel (comme c’était le cas de M. de Saint-Priest) les germes d’un talent historique, alors rien n’est plus fait pour le développer que le spectacle des grandes affaires et surtout des affaires diplomatiques. Se trouver seul au milieu d’une nation dont on ne partage ni les intérêts, ni les idées, ni les habitudes, placé cependant au centre d’une machine dont on peut voir jouer tous les ressorts, connaissant tout le monde et ne s’attachant guère à personne, au fait de tout et ne prenant trop vivement souci de rien, quelle situation pour un observateur ! C’est le tableau des passions humaines qui se déroule d’assez près pour qu’on puisse en quelque sorte le calquer sans que la main tremble ; c’est une sphère politique dont on voit passer le mouvement sans en subir l’attraction. M. de Saint-Priest fit son profit, peut-être sans s’en douter lui-même, de cette situation sans pareille ; tout entier aux affaires qu’il conduisait, il ne s’apercevait peut-être pas que ses dépêches préparaient un écrivain éminent. Il se montrait partout agent habile : il revint dans son pays historien accompli.

À dire vrai, il avait hâte d’y revenir. L’exil brillant d’un ambassadeur avait pourtant ses ennuis aussi bien que sa dignité. Il éprouvait de ces peines secrètes que les Parisiens seuls peuvent comprendre : l’impatience de ne pouvoir communiquer autour de soi, dans leur nuance précise, l’abondance des idées nouvelles qui se pressaient dans son cerveau. Nous avons eu sous les yeux, grace à une confidence pleine de bienveillance, des notes marginales mises de la main de M. de Saint-Priest à la Correspondance de Voltaire pendant son séjour à Berlin. À le voir entrer dans toutes les peines qu’éprouve un homme d’esprit captif loin de Paris, sentir toutes les pointes, faire saigner toutes les blessures, on reconnaît une expérience personnelle. Si Voltaire s’écrie par exemple : « Je mourrai heureux à Berlin ! » M. de Saint-Priest ajoute à la marge : « Il n’aurait pas dit : J’y vivrai ! » Si Voltaire dit avec regret : « Ce Paris que je ne vois plus, » le commentateur ajoute : « Voilà le poignard ! » Enfin, quelque part, nous trouvons cette remarque pleine d’une finesse délicate : « Voltaire n’est sensible qu’à Berlin, comme Mme de Sévigné aux Rochers. Rien n’attendrit le cœur comme l’exil, volontaire ou non. » Et, pour qu’on ne