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s’éloigner du bord ; mais sir Stephen était pressé : il n’entendit pas au moindre retard. On démarra donc, avec peu de vent dans la petite voile, et ce vent n’était pas favorable. À mi-chemin, la marche du bateau se ralentit. Il n’obéissait plus à la rame maniée cependant par deux bras vigoureux. Sir Stephen, déjà un peu inquiet, veut constater la voie d’eau. Il soulève une planche ; cette planche, à moitié pourrie, se brise entre ses mains crispées. Il regarde : l’eau se fait jour par mille fissures imperceptibles qu’on voudrait vainement fermer. Le vieux passeur, à cette vue, devient pâle, et ses dents claquent déjà de frayeur. Un mille et demi sépare la barque du rivage ; avant cinq minutes, elle aura sombré…

Excellent nageur, sir Stephen dépouille en hâte ses vêtemens. Seul, il rirait du danger ; mais comment sauver ses enfans, qui tous deux tiennent sur lui leurs yeux hagards ? Tous deux attendent. Lequel choisira-t-il ?

Clephane, le doux et dévoué Clephane, a compris l’anxiété paternelle. L’esprit de sa mère vit en lui.

— Sauvez Frédérick, dit-il à son père… le batelier se chargera de moi.

Sir Stephen hésite,… mais un cri déchirant lui fait tourner la tête, et Frédérick, obéissant à l’irrésistible élan de la peur, se jette à son cou… Frédérick, l’enfant bien-aimé. En un tour de main, son père le déchausse et le jette tout habillé sur ses épaules nues.

Tandis qu’ils s’éloignent, une voix arrive à leurs oreilles. Ce n’est plus le cri d’angoisse que Frédérick poussait tout à l’heure, mais une prière plaintive et résignée.

Notre Père, qui êtes aux cieux, disait Clephane au moment où la barque sombra[1]. Ni le vieux batelier ni lui n’abordèrent vivans au rivage.

Vingt fois sir Stephen désespéra de lui-même et de Frédérick, dont les étreintes convulsives lui coupaient la respiration, et dont le poids l’accablait de plus en plus. Cependant de minute en minute il distingue plus nettement la rive du lac, ses arbres, ses chaumières. Leurs habitans l’ont vu ; ils sont accourus au bord de l’eau, ils l’attendent… Mais ses forces vont-elles le trahir ? Qui sera vainqueur ? La mort ou lui ? Les petites mains de Frédérick ont heureusement cessé de presser son cou haletant ; il ne sent plus les baisers du pauvre enfant sur sa

  1. « Quand je vis pour la dernière fois votre majesté, elle pleurait un enfant remarquable par sa beauté, par les promesses de sa précoce intelligence. Vous apprendrez peut-être avec quelque intérêt que, dans la description que j’ai donnée de la mort d’un enfant, la pieuse résignation qui lui fait articuler une prière au lieu d’un vain cri d’alarme est un trait emprunté à la vie réelle. » (Préface adressée à la reine des Pays-Bas par l’auteur d’Eleanor Raymond.)