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qui valait certes le plus beau discours. C’était le cri prophétique de l’orgueil blessé. Se redressant au-dessus de sa défaite et de son humiliation : « J’ai entrepris bien des choses, s’écria M. Disraeli avec une colère contenue, et j’ai souvent fini par réussir. Je m’asseois maintenant, mais le jour viendra où vous m’écouterez. » L’Angleterre et l’Europe voient aujourd’hui si M. Disraeli a tenu sa parole ; mais alors, en 1837, qui eût dit que l’orateur ridicule deviendrait, dans les communes, le roi de la raillerie ? Qui eût dit que de la pointe de sa parole sarcastique, il aurait le pouvoir de décontenancer un jour l’autorité parlementaire la plus accréditée, celle de sir Robert Peel ? Qui eût dit enfin que la force de sa volonté conduirait M. Disraeli à la place de ce même sir Robert Peel, et que quinze ans plus tard le débutant sifflé de 1837 serait le leader du parti tory et l’orateur du gouvernement dans un ministère présidé par lord Stanley ?

Seul, M. Disraeli avait le droit d’espérer sa haute fortune, car il a l’imagination au niveau de la volonté, et, depuis l’âge de vingt ans, son imagination, comme sa volonté, est tournée vers la politique. C’est une particularité intéressante à observer pour l’homme qui réfléchit, et piquante à relever pour le curieux qui s’amuse devant la lanterne magique de l’histoire contemporaine : M. Disraeli a toujours prévu et prédit qu’il serait ministre ; ses romans, Vivian Grey, Contarini Fleming, Coningsby, étaient ses châteaux en Espagne. Après avoir écrit des romans politiques, il fit pendant plusieurs années, par choix ou suivant la pente des circonstances, de la politique fantasque, et aujourd’hui, en le voyant parvenu au pouvoir, on peut dire qu’il vient de couronner d’un dénoûment vainqueur son meilleur roman, le roman de sa vie publique. Mais, à dater d’à présent, M. Disraeli quitte le roman et passe sur la scène où l’on fait l’histoire. Je souhaite avec espoir que l’histoire ait pour lui le succès qu’a eu le roman. Quels que soient d’ailleurs le mérite et la fortune de M. Disraeli comme ministre, son talent d’orateur restera à l’abri de tous les mécomptes et de toutes les vicissitudes. L’élégance littéraire, la grace et parfois la véhémence éloquente de sa parole arracheront toujours des applaudissemens, même à ses adversaires ; car, dans les hasards de l’improvisation, à onze heures du soir, dans une chambre des communes encombrée, lasse et tumultueuse, l’art demeure toujours auprès de M. Disraeli, comme ce joueur de flûte qui, à la tribune aux harangues, se tenait derrière le jeune Gracchus, et donnait à l’ardent tribun la modulation des phrases qu’il jetait en se promenant à la multitude ravie.


EUGENE FORCADE.