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et que la multitude d’intérêts divers créés par soixante ans de révolutions ne rend pas plus aisée aujourd’hui, tandis qu’il assume l’entreprise de formuler la onzième organisation politique de la société française depuis un demi-siècle, cette société continue à vivre de ce que nous nommerons la vie sociale, pour la distinguer de la vie politique. N’a-t-elle pas en effet l’intimité indépendante de son existence morale à l’abri des mêlées contemporaines ? N’a-t-elle pas comme une part d’elle-même en dehors des soubresauts de l’histoire, — région mouvante, indécise et pourtant réelle, où s’agite tout un monde de distinction, d’élégance, de rapports choisis, et où il règne d’ordinaire d’assez longues traditions de familiarité mutuelle pour qu’il faille le temps de se reconnaître avec les hôtes nouveaux venus, — personnages ou événemens ? Les péripéties de ce monde, ce sont les liens brisés, les groupes qui se dispersent ou se succèdent, les habitudes qui se renouent ou se transforment. Burke remarquait autrefois les ressources infinies de notre pays pour se relever de ses crises : n’est-ce point à ce travail intime, actif et permanent de tous les élémens de sociabilité que cela est dû ? Il est surtout pour ce qu’on peut nommer la société française un goût prompt à se raviver, ou plutôt qui ne meurt pas, malgré bien des altérations contemporaines : c’est le goût des choses de l’esprit et de l’éloquence. Une séance de l’Académie n’a cessé d’être pour elle un événement, une fête où elle accourt au premier appel, — peut-être parfois pour y ressaisir comme un écho de ses préoccupations, à coup sûr pour y chercher le charme élevé et à demi perdu des plus nobles plaisirs intellectuels, et aussi pour se retrouver tout entière, vivante et unie dans le culte de certaines distinctions morales et littéraires. Qu’est-ce encore, lorsqu’elle se sent attirée par des paroles qui ont l’habitude de la guider ou de l’émouvoir, par des esprits faits pour l’éclairer ou la séduire, comme M. Guizot et M. de Montalembert ? Entre de tels émules, si différens d’origine, de nature et de talent, jamais défunt académicien ne fut mieux fait pour disparaître que l’honnête homme dont la mémoire intervenait en quelque sorte en pacificatrice et comme pour servir de point de contact entre l’auteur de l’Histoire de la Civilisation et l’auteur de Sainte Élisabeth de Hongrie. M. Droz a en cette étrange fortune. Parmi les ouvrages d’histoire, de littérature, de morale laissés par M. Droz, il en est un dont le titre seul est d’une naïveté charmante, tout en ressemblant à une ironie de notre temps : c’est l’Art d’être heureux. M. Droz avait eu la bizarre idée d’enseigner l’art d’être heureux par les douceurs de l’intimité domestique, par les mystérieuses satisfactions du devoir obscurément rempli, par le désintéressement des luttes bruyantes et un tranquille empire sur soi-même. Passe encore, s’il eût placé le bonheur dans l’effervescence des passions, dans la poursuite de la popularité et du pouvoir, dans les agitations factices de la vie, dans toutes les ardeurs et les fièvres de l’ame ! Il eût tout-à-fait alors, nous le supposons, répondu à l’idéal le plus cher de notre époque ; il eût fait souche et école sans doute, au lieu de faire du titre naïf d’un de ses ouvrages une sorte de sarcasme involontaire contre ses contemporains, qui ne tiennent guère, à ce qu’il semble, ni à la réalité ni à l’apparence du bonheur, tel que le goûtait l’honorable académicien. M. Droz méritait bien assurément d’être heureux dans la demi-obscurité qu’il s’était créée. Quel étrange caprice du destin académique a fait du nom de cet homme simple, qui a traversé son temps sans se mêler à rien, le thème