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Jean-Jacques Rousseau, puisque Rousseau n’en montrait encore qu’une partie, et il s’attacha surtout à ce qui piquait le plus sa malignité et sa curiosité : à la satire des littérateurs et à la censure des lettres.

Attaquer l’utilité des sciences et des arts, c’était attaquer dans ses fondemens l’éducation que, depuis trois cents ans, l’Europe donne à ses enfans, et qu’Athènes et Rome donnaient aussi à la jeunesse grecque et à la jeunesse romaine. Les exercices du corps avaient dans l’éducation antique plus de place que dans l’éducation moderne ; mais l’étude des sciences et des lettres faisait le fonds de l’éducation antique comme de l’éducation moderne. Les anciens avaient-ils tort ? Oui, selon Rousseau, et nous avons encore plus tort que les anciens. Nous ne songeons qu’à développer l’intelligence, et nous oublions trop les exercices du corps. De là des esprits raffinés et prétentieux, des corps chétifs et par suite des ames faibles et molles. De même qu’aux fortes épées il ne faut pas des fourreaux de soie, de même aux ames énergiques il faut des corps robustes. Si Jean-Jacques Rousseau veut proscrire les éducations efféminées qui énervent le corps sous prétexte de rendre l’esprit plus souple et, plus délicat, s’il veut établir un juste équilibre entre le développement de la force physique et la force intellectuelle, je suis tout-à-fait de son avis. Je me souviens qu’en Allemagne le professeur Jahn ; en 1811 et en 1812, disait aux jeunes étudians de l’université qui frémissaient sous le joug des Français : « Faites de la gymnastique, et ne faites pas seulement de la théologie et de la philosophie. Fortifiez vos corps pour la guerre, si vous voulez délivrer vos ames ; sachez manier les lourdes épées, et ne maniez pas seulement les livres. » Jahn avait raison, et ce sont ces jeunes étudians endurcis et fortifiés par une gymnastique généreuse qui délivrèrent l’Allemagne. Mais Jahn, qui disait aux étudians d’apprendre à manier le fusil et le sabre, ne leur disait pas de brûler leurs livres et leurs cahiers. Il leur conseillait de fortifier leurs corps, mais il ne leur demandait pas d’abrutir leurs ames et d’étouffer leurs esprits. La force physique a grand tort de mépriser la force intellectuelle ; elle en a grand besoin pour se soutenir et pour s’accroître. Si Jahn n’avait fait que des Hercules brutaux et sauvages, ces grossiers batailleurs n’auraient pas été capables de l’enthousiasme libéral et patriotique qui a fait la force des Allemands en 1813. Un homme qui a un nom éminent dans les annales des chambres législatives et qui est un observateur habile et pénétrant, M. Hippolyte Passy, me disait un jour qu’il avait remarqué que, dans la retraite de Moscou, les officiers résistaient plus long-temps et mieux que les soldats aux maux de toutes sortes qui accablaient l’armée. Ils se décourageaient moins vite, et la force morale venait chez eux en aide à la force physique. Ils avaient deux ressources au lieu d’une : ce sont ces deux ressources que l’éducation doit nous ménager. Rousseau a