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et du pauvre, de l’homme gauche et gêné, tandis que les brillans littérateurs du jour, déjà façonnés aux beaux usages du monde, déjà accrédités et même un peu tyrans, avaient partout le ton haut et l’allure aisée. Il y avait enfin en lui un fonds naturel de spiritualisme qui lui rendait odieux le penchant chaque jour plus visible de la philosophie vers le matérialisme et vers l’incrédulité. C’est à ces causes diverses qu’il faut rapporter les traits de satire contemporaine qui sont répandus dans le discours de Jean-Jacques. Les vices des sociétés civilisées qu’il énumère avec le plus de complaisance sont les vices et les défauts du monde et des salons. « Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison, dit-il, se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle[1]. » Il est facile de voir ici dans chaque mot les souvenirs que Jean-Jacques, le soir, emportait des salons et les retours qu’il y faisait sur lui-même. Cette froideur et cette réserve qu’il s’étonne de trouver dans le monde à côté de la politesse, il en a souffert, parce que, dans son inexpérience, il a pris la politesse pour l’affection, et qu’il a voulu du premier coup donner son ame aux hommes qui lui donnaient la main, ou son cœur aux dames qui lui faisaient la révérence. Puis, ayant vu qu’il s’est trompé, il s’est jeté dans les soupçons et dans les craintes ; il s’y jettera chaque jour davantage, et il finira par voir partout des ennemis et des traîtres. Ici nous n’en sommes encore qu’à ses premiers désappointemens, qu’il érige en griefs généraux contre la politesse et l’urbanité. « On ne profanera plus, dit-il, par des juremens le nom du maître de l’univers, mais on l’insultera par des blasphèmes, sans que nos oreilles scrupuleuses en soient offensées. » J’entrevois encore dans cette phrase le souvenir des conversations du monde philosophique. Cependant le reproche est adressé au siècle en général plutôt qu’aux gens de lettres en particulier ; mais voici qui se rapporte entièrement à eux : « On ne vantera pas son propre mérite, mais on rabaissera celui d’autrui ; on n’outragera point grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse… Il y aura des vices proscrits, des vices déshonorés ; mais d’autres seront décorés du nom de vertus ; il faudra les aimer ou les affecter. Vantera qui voudra la sobriété des sages du temps ; je n’y vois pour moi qu’un raffinement d’intempérance autant indigné de mon éloge que leur artificieuse simplicité. » Et, comme si Rousseau craignait qu’on ne reconnût pas ici les modèles qui ont servi à sa peinture, il ajoute en note une phrase de Montaigne sur les gens d’esprit qui se font les parasites des grands seigneurs, métier très messéant à un homme d’honneur, dit Montaigne ;

  1. Page 18, t. XV, édition de 1791.