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dialogues de Platon contre les sophistes ; ce sont autant de plaidoyers contre l’abus des lettres. Le triomphe de la sophistique ou de la rhétorique, comme l’entendait Gorgias, c’était de pouvoir prouver le pour et le contre, et de parler de tout sans savoir grand’chose au fond. Le sophiste ou le rhétoricien ne se souciait guère d’enseigner le juste et l’injuste, ce qui pouvait aider à la vertu des citoyens ou ce qui pouvait la corrompre, et par là ébranler les fondemens même de la république ; il ne se souciait que de plaire et de réussir. « Ainsi, dit Socrate à Gorgias, il n’est pas nécessaire que la rhétorique s’instruise de la nature des choses, et il suffit qu’elle invente quelque moyen de persuasion, de manière à paraître, aux yeux des ignorans, plus savante que ceux qui savent ?

« GORGIAS. — Oui, et n’est-ce pas une chose bien commode, Socrate, de n’avoir pas besoin d’apprendre d’autre art que celui-là, pour ne le céder en rien à personne[1] ? »

Je ne veux pas chercher comment s’appelle de nos jours cet art que Gorgias trouvait si commode ; est-ce la tribune ou le barreau ? est-ce la littérature, est-ce la presse ? Je n’en sais rien ; mais l’art de Gorgias est assurément un des griefs de Jean-Jacques Rousseau contre le progrès des arts et des sciences.

Ce n’est pas seulement dans le Gorgias que Socrate ou Platon attaque le progrès ou l’abus des sciences et des arts : voici l’histoire ou l’apologue qu’il raconte dans le Phédon, et qui, comme le discours de Jean-Jacques Rousseau, sape dans son fondement la littérature. « J’ai entendu raconter, dit Socrate, que près de Naucratis, en Égypte, il y eut un dieu, l’un des plus anciennement adorés dans le pays, qui s’appelle Theuth. On dit qu’il a inventé, le premier, les nombres, le calcul, la géométrie et l’astronomie, les jeux d’échecs, de dés et l’écriture. L’Égypte tout entière était alors sous la domination de Thamus, qui habitait dans la grande ville capitale de la Haute-Égypte ; Theuth vint donc trouver le roi, lui montra les arts qu’il avait inventés, et lui dit qu’il fallait en faire part à tous les Égyptiens. Celui-ci lui demanda de quelle utilité serait chacun de ces arts et se mit à disserter sur tout ce que Theuth disait au sujet de ses inventions, blâmant ceci, approuvant cela. Ainsi Thamus allégua, dit-on, au dieu Theuth beaucoup de raisons pour et contre chaque art en particulier. Il serait trop long de les parcourir ; mais quand ils en furent à l’écriture[2] : « Cette science, ô roi, lui dit Theuth, rendra les Égyptiens plus savans et soulagera leur mémoire ; c’est un remède que j’ai trouvé contre la difficulté d’apprendre et de savoir. » Le roi répondit : « Industrieux Theuth, tel homme

  1. Gorgias, tr. de Plat. par Cousin, t. III, p. 207.
  2. Je suppose qu’au lieu de l’écriture il s’agisse de l’imprimerie et de la liberté de la presse : le sens de l’apologue de Platon sera plus clair.