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chose différemment. Rousseau allait voir Diderot à Vincennes, et il lui parla de la question proposée par l’académie de Dijon. « Quel parti allez-vous prendre ? dit Diderot à Rousseau. Je vais prouver, répond Rousseau, que le progrès des sciences et des arts épure les mœurs. — Eh ! c’est le pont aux ânes ! s’écria Diderot ; prenez le parti contraire, et vous ferez un bruit du diable. » C’est ainsi, selon La Harpe, que Rousseau se jeta dans le paradoxe pour éviter le lieu commun.

Auquel croire des deux récits ? Je crois aux deux. Rousseau, allant à Vincennes et lisant la question de Dijon, a pu être frappé du doute que contient cette question. Il en a parlé à Diderot, qui lui a conseillé de prendre parti contre les sciences et les arts, afin de faire plus de bruit. Puis, comme ce discours contre les sciences et les arts a été le commencement de la gloire de Rousseau, le jour où il a eu l’idée de le faire est devenu pour lui le grand événement de sa vie. Son imagination a embelli peu à peu l’événement, et l’idée est devenue une inspiration qu’il a décrite comme il croyait s’en souvenir. J’ose dire qu’il n’y a pas un homme de lettres, petit ou grand, si quelque succès l’a tiré de la foule, qui ne fasse, du jour où il a conçu son ouvrage d’élite, l’événement de sa vie, et qui n’en retrace les momens et les circonstances avec plus de complaisance que de vérité. Et ce ne sont pas seulement les hommes de lettres qui font des romans de leurs souvenirs, les hommes du monde font de même. S’ils ont réussi, ils ont tous dans leur vie ce jour marqué d’une pierre blanche, qui a été la cause et le commencement de leur fortune, et ils ne sont pas éloignés de croire, à voir la manière dont ils racontent ce jour décisif, que le bon Dieu s’en est mêlé.

En prenant parti contre les sciences et les arts, Rousseau étonna son siècle, et parut faire un paradoxe ; il ne faisait que renouveler un lieu commun oublié. Le roi Salomon se plaignait déjà de son temps qu’on fit trop de livres, et que cette continuelle inquiétude de l’esprit affaiblît le corps[1]. Non-seulement le roi Salomon croit que l’étude et la méditation excessives nuisent à la santé ; l’étude et la méditation sont elles-mêmes une vanité. « J’ai été roi dans Israël, dit-il, et j’ai résolu dans mon ame de rechercher la cause et la nature de toutes les choses qui sont sous le ciel. Et j’ai donné toute mon ame à l’étude afin de savoir la sagesse et la science, et les erreurs et les sottises des hommes, et j’ai reconnu que dans tout cela il n’y avait que peine et chagrin pour l’esprit[2]. »

Les plaintes contre la science sont donc anciennes dans le monde. En Grèce, mêmes reproches faits aux sciences et aux arts. Lisez les

  1. « Faciendi plures libros nullus est finis ; frequensque meditatio carnis afflictio est. » Ecclésiaste, ch. XII, verset 12e.
  2. Ecclésiaste, ch. 1er .