Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/703

Cette page a été validée par deux contributeurs.
697
LES POPULATIONS OUVRIÈRES.

Cette tendance à laisser l’ouvrier se diriger lui-même n’a pas toujours, il faut bien le dire, la réflexion pour origine ; elle procède aussi quelquefois d’une certaine indolence, d’une certaine appréhension de la part des chefs d’établissement. Quelle qu’en soit la cause, il importe d’en chercher les conséquences sur la conduite journalière de la classe laborieuse ; il faut savoir si cet abandon la livre à l’imprévoyance, au désordre, à des influences corruptrices. Des indices rassurans se rencontrent dans cette petite cité, où l’administration locale sait au besoin s’écarter un peu des règles habituelles. Sans atteindre à un niveau fort élevé, la moralité privée n’a pas à souffrir de ces dérèglemens profonds qui laissent sur une contrée le stigmate d’une corruption générale. Malgré la faveur que les brasseries obtiennent ici comme à Strasbourg, il reste une place à la vie de famille. L’ivrognerie est un peu moins commune que dans les autres districts de l’Alsace. De plus, le désir général qu’éprouvent les ouvriers de devenir propriétaires au moins de leur maison leur inspire un certain esprit d’ordre et d’économie. Ce goût a même donné lieu à une industrie spéciale : des entrepreneurs construisent chaque année quelques habitations en terre et en bois, dont le prix varie de 12 à 1 500 francs, et ils les vendent ensuite avec des facilités de paiement. Est-il besoin de dire combien, une fois logé chez lui, l’ouvrier tient à cette propriété, qui représente de longues peines et de rudes privations ? On voit de jeunes hommes se vendre pour le service militaire dans le seul espoir d’acheter plus tard ce chez soi qu’ils ont appris à convoiter dès leur enfance.

L’idée de la prévoyance mutuelle, mise en pratique par diverses sociétés de secours, est également très répandue parmi les masses à Bischwiller. Il est seulement à regretter que les forces de l’épargne se soient éparpillées sur un trop grand nombre d’associations de cette espèce, en sorte que le chiffre des membres de chacune d’elles est beaucoup trop restreint. À l’origine, une seule société, qui recevait et qui conserve encore une subvention communale, existait pour toute la fabrique ; mais, cédant à une inspiration peu fraternelle, des ouvriers jeunes et vigoureux se séparèrent du noyau commun, afin de n’avoir point à supporter les charges qu’imposaient les vieillards et les infirmes. N’ayant pas, ainsi que l’association générale, un local à la mairie, ils s’établirent dans une auberge. Comme leurs réunions entraînaient quelques dépenses, d’autres cabaretiers de la ville poussèrent leurs habitués à rompre aussi avec la souche primitive, et on arriva bientôt à un fractionnement excessif, qui finira, si on n’y prend garde, par anéantir l’institution même.

Bien que la vie soit à très bon marché dans ce pays[1], la plaie de

  1. La viande de boucherie se vend 15 et 20 centimes le demi-kilogramme.