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de politique ; mais le calme qui règne ici ne découle pas du sentiment même confus d’un devoir social, il tient à l’empire de l’habitude et à l’engourdissement des ames.

Dans la troisième ville manufacturière de l’Alsace, à Bischwiller, située tout-à-fait au nord de la province, dans le département du Bas-Rhin, l’organisation de l’industrie locale se rapproche bien plus du régime de Mulhouse que de celui de Sainte-Marie. Tous les ouvriers travaillent en atelier, sans y former toutefois des agglomérations de plus de deux ou trois cents individus. Une seule fabrication existe sur cette place, celle des draps, qui s’est heureusement transformée depuis environ quinze ans. De cette industrie dépend aujourd’hui le sort de quatre à cinq mille ouvriers.

Il n’y a pas en Alsace une autre localité où la classe laborieuse s’appartienne autant à elle-même. Le tissage de la laine se faisant à la main, les ouvriers ne sont pas tenus sous la continuelle dépendance d’un appareil à vapeur. De plus, dans une petite ville isolée et naturellement paisible, les règlemens de police ne sont ni très multipliés ni très sévères. Enfin, cette fabrique s’étant accrue sans qu’il s’y formât de ces vastes établissemens où il est indispensable d’introduire une discipline rigoureuse, les manufacturiers laissent une grande liberté aux hommes qu’ils emploient. Tandis qu’ailleurs il était interdit d’apporter des journaux dans les établissemens industriels, — à Bischwiller il n’était pas rare jusqu’à ces derniers temps de voir, pendant les heures de repos, les ouvriers réunis en groupe écouter la lecture d’une feuille publique que l’un d’eux faisait à haute voix. Malgré leur goût pour l’indépendance, ces travailleurs ont senti plus d’une fois le besoin d’une main étrangère qui les soutînt et les aidât. Singulière circonstance dans le mouvement des esprits ! S’abstenir, telle paraît être la tendance préférée des patrons ; rechercher l’intervention des chefs, tel a été au contraire, dans diverses occasions, le penchant visible des ouvriers. Dans une ou deux maisons, ces derniers pensèrent, il y a quelques années, qu’ils auraient intérêt à s’entendre pour acheter en commun divers objets d’une consommation quotidienne, notamment pour fonder une boulangerie. Un fabricant fut sollicité de prendre en main cette affaire ; mais, instruit par quelques tentatives antérieures qui avaient échoué, il repoussa nettement la proposition : « Je vous ferai, dit-il à ses ouvriers, les premières avances pour vos achats ; si vous croyez avoir besoin de mes avis, je les tiens volontiers à votre disposition, mais nommez vous-mêmes vos délégués, établissez vos comptes, et réglez tout à votre guise. » La boulangerie ainsi constituée n’a pas mal réussi, et le chef d’établissement n’a pas été exposé à ces soupçons qui viennent parfois décourager la bienveillance la mieux résolue.